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sée avec le suc du sureau), qui est le grand régal populaire. Le lazzarone altéré se contente de ces simples boissons à un sou le litre, et il rentre chez lui la tête haute, en marchant droit.

Mais tous ces commerces urbains sont méprisés par les riverains de la Marinelle ou de Sainte-Lucie. Ceux-ci se disent hommes libres : ils sont les citoyens de la mer. Le marinaro qui possède une barque ou un filet, ou tout simplement une corde qu’il porte en bandoulière avec un croc au bout, entre dans une caste à part qui ne tient d’aucune sorte au reste du peuple. Cette caste a ses lois, ses coutumes, ses priviléges. Promenez-vous le long de l’immense plage, qui du magnifique pont de la Madeleine[1] va jusqu’aux écueils de Mergelline, vous verrez partout des bandes de pêcheurs travaillant ensemble avec un courage et une gaieté qui réjouissent les yeux. Comment se réunissent-ils ? Arrêtons-nous là, si vous voulez, sur la grève de Chiatamone et regardez. Ils se trouvent ici par hasard, l’un d’eux pousse la barque à la mer, les autres accourent, il en arrive de loin qui font signe d’attendre, et on les attend. Sont-ils connus de ceux dont ils vont partager les fatigues ? À les voir si vite et si bien d’accord, vous croiriez qu’ils se tutoient depuis des siècles. Ils se voient peut-être aujourd’hui pour la première fois. Mais ici chacun a droit au travail. La mer est grande : il y a place pour tout le monde. Il suffit d’une corde et d’un croc pour tirer le filet et l’on est admis.

Il y a cependant des priviléges. Si, par exemple, un pêcheur découvre un point ou le poisson, notamment l’occhio di mare (l’œil de mer) surabonde, ce point est à lui. Gare à qui viendrait pêcher là, fût-ce par hasard. Tout riverain a son couteau dans sa poche et l’image de la Vierge immaculée pendue au cou. Si vous l’attaquez dans son droit, il fait sa prière et il vous poignarde.

Le pêcheur est le vrai Napolitain : c’est lui que vous voyez dessiné partout, vêtu simplement d’une chemise et d’un caleçon, coiffé d’un bonnet phrygien et ceint quelquefois d’une écharpe rouge. Il est vraiment beau, d’une beauté fruste et basanée qui ne ressemble en rien aux types de lazzaroni enrubannés des keepsakes et des opéras-comiques. Il faut le voir au travail : regardez-le vous-même, pendant sa pêche laborieuse. Une longue corde sortant de la mer est tirée avec des efforts assidus par une file de pêcheurs qui la tiennent à deux mains et marchent à reculons, penchant leur corps en arrière. Ce mouvement leur donne à tous des attitudes admirables, et celui qui les prendrait sur le fait, dans leurs poses et leurs costumes, sur cette grève, en face de cette nature, n’aurait qu’à les peindre tels quels pour faire un beau tableau. Ils gagnent leur vie avec un rude métier, mais ils sont libres et ils ne donneraient pas cette liberté pour un empire. Quand la mer est grosse ou vide et la pêche impossible ou mauvaise, ils sont très-capables de mendier, mais ils ne se mettront jamais à l’attache, ils ne se donneront jamais un maître : la mendicité est pour eux une profession libérale qu’on exerce à ses heures et à sa faim. Le marinaro n’est ni bas ni servile ; ne lui cherchez pas querelle, il a son couteau dans sa poche ; ne le raillez point, il vous répondrait. Elle est d’un batelier du Môle, cette riposte si vivement cinglée, qu’elle a fait le tour du monde et que les bateliers de tous les pays s’en attribuent l’honneur. Un officier suisse de retour en ce pays, après un congé de huit mois, s’avisa de dire en ricanant au marinaro qui le débarquait du bateau à vapeur à la douane : « Hé bien ! l’ami, est-ce qu’il y a toujours autant de canailles à Naples ? — Oui, Excellence, répondit l’homme en regardant le Suisse, il en arrive tous les jours. »

Servante napolitaine. — Dessin de Ferogio.

Et le marinaro n’est pas seulement fier, il est intrépide. On vous le dira dans tous les ports de la Méditerranée ; dans les tempêtes et les naufrages, on peut compter sur lui. Le nombre de médailles de sauvetage accordées par la France seule à des Napolitains est incalculable. Au moment où je vous écris, on est en train de bloquer et de bombarder Gaëte. Eh bien ! il y a des esquifs de pêcheurs, et même de grosses barques venues de Naples et d’Ischia, qui passent par-dessus le blocus et à travers les bombes pour aller ravitailler la place. Ces voiles, ces simples rames défient les vapeurs piémontais qui leur donnent la chasse, et leur échappent presque toujours. Vous devez savoir enfin, monsieur, que les pêcheurs de Torre Annunziata partent seuls pour l’Afrique, sur de pauvres canots qu’une mer un peu gloutonne avalerait d’une haleine. Ils restent six mois, un an, deux ans quelquefois rôdant sur des côtes périlleuses, inconnues, et par la mer déserte ; puis un beau matin, tout à coup, ils reparaissent avec leur barque chargée de corail. Ils reviennent ainsi, riches pour leur vie entière, et vendent aux joailliers ces rameaux rouges ou roses qui couvriront demain dans le monde entier les épaules et les bras des jeunes femmes. Mais ils ne reviennent pas toujours.

Voulez-vous bien connaître cette population amphibie ? Venez avec moi sur le quai de Sainte-Lucie ; venez-y l’été surtout, car bien que l’hiver soit maintenant clair et bleu comme nos meilleures saisons, c’est toujours l’hiver. Et en général, croyez-moi, monsieur, conseillez aux voyageurs d’attendre le mois de juin pour venir à

  1. Ce vaste pont enjambe un petit ruisseau, le Sebeto, auquel il ne manque que de l’eau pour mériter ces arches monumentales. Aussi le roi sous lequel elles furent construites s’écria-t-il en les voyant : O più fiume, o meno ponte (ou plus de fleuve, ou moins de pont).