Page:Le Tour du monde - 04.djvu/236

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peut ressembler, par exemple, a un palais, à une voiture, à un cercueil, à tout ce que veulent ces folles têtes : elles voient dans ce bassin leur avenir. D’autres frissonnent au chant d’une poule et lui tordent le cou sur-le-champ, car poule qui chante ne peut ni se vendre ni se donner. Le jour de la Saint-Jean, avant l’aube, plus d’une fille à marier jette un œillet dans la rue déserte ; si un jeune homme le ramasse, celui-là sera son mari. Et mille imaginations pareilles.

Mais la superstition la plus extravagante est la jettatura, le mauvais œil, auquel beaucoup de Parisiens font semblant de croire aujourd’hui, pour justifier leurs breloques.

C’est un préjugé vieux comme le monde que certains visages portent malheur. Un teint blafard et des lunettes bleues surtout sont sinistres. Si vous avez des lunettes bleues et un teint blafard, ne venez pas à Naples, tout le monde vous ferait les cornes en vous tournant le dos.

Pour se préserver des jettateurs, c’est-à-dire des hommes du mauvais œil, les anciens avaient des emblèmes singuliers que je n’ai pas à décrire. Les modernes sont plus réservés. Ils emploient des préservatifs avouables. Le charretier, dont les chevaux s’arrêtent et ne veulent plus avancer, crache trois fois et jette ensuite en l’air une poignée de terre. Aussitôt le charme est rompu, si le mauvais vouloir des bêtes vient de la présence d’un jettateur. Le maréchal ferrant cloue un fer à cheval sur la porte de sa boutique. Mais ces moyens-là ne sont pas les plus sûrs.

Les plus sûrs sont les cornes. Nombre de boutiquiers en peignent des trois couleurs symboliques (le rouge, le jaune et le vert) sur leurs enseignes ; elles sont infaillibles, surtout si ce sont des cornes de moutons. Dans les appartements, les vraies cornes de taureaux siciliens sont préférables. Vous en trouverez partout à Naples, même dans les salons sérieux, même dans les doctes cabinets, car c’est une superstition universelle. Je connais ici des gens qui ne croient pas en Dieu, mais je n’en connais pas qui reçoivent volontiers un jettateur.

La portantine. — Dessin de Ferogio.

Et tenez, moi-même qui vous écris, je ne crois évidemment pas à la jettature. J’ai refusé cependant d’aller voir un gentilhomme de lettres qui avait le mauvais œil. Avant de le connaître, l’ami qui voulait me présenter à lui s’était toujours porté comme un roc ; après l’avoir connu, cet ami, poëte d’un grand talent, est tombé malade, et dépérissant à vue d’œil, est mort d’une maladie inconnue. Le gentilhomme dut quitter son propre palais où il portait malheur à tous ses locataires. Il était surintendant des théâtres ; s’il applaudissait une pièce, elle tombait roide ; s’il regardait une comédienne, elle chantait faux. Chassé de maison en maison, il alla s’établir à Pizzofalcone, dans l’immeuble d’un avocat, esprit fort. Deux jours après l’immeuble de l’avocat s’effondrait dans une grotte souterraine.

Je ne veux pas vous nommer ce malheureux, plus martyr que ses victimes, mais à Naples où ces pages seront lues, je l’espère, on le reconnaîtra.

Aussi la ville de Naples est-elle remplie de cornes. On les porte en breloques, en épingles, en colliers ou en bracelets ; j’en ai vu qui étaient en or, en argent, en jais, en ivoire, en écaille, mais les plus efficaces sont en corail. Défiez-vous de celles qui représentent de petites mains fermées pointant l’index et le petit doigt, elles sont impuissantes. Il faut qu’elles figurent de vrais cornes, sinon, non !

Un mot maintenant, pour être juste. Je n’avance pas que toute la religion des Napolitains consiste en ces puérilités. Elle a des côtés sérieux, elle maintient des usages touchants, elle encourage des vertus sincères. Si par exemple à table, vous laissez tomber un morceau de pain, votre domestique le ramasse et le baise pieusement : il ne balayerait pas ce présent de Dieu pour tout l’or du