Page:Le Tour du monde - 04.djvu/238

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monde. La famille est sacrée à Naples, et je n’ai vu nulle part pousser aussi loin qu’ici le respect du chef de la maison. Tout l’argent gagné par les enfants va dans les mains du père, ou de la mère (si le maître, comme on l’appelle, est mort), même quand les enfants sont des hommes. Le Napolitain a de la bonté ; le mot est commun, mais la vertu est rare. Tous les hospices, asiles, refuges, toutes les institutions de bienfaisance en un mot, sont dus à la charité privée. La ville est pavée de pauvres, et tout cela trouve son pain.

En beaucoup de choses, à Naples, l’esprit d’association a produit d’excellents résultats. Les confréries, par exemple, qui président aux enterrements et font des funérailles aux plus pauvres. À vrai dire, nos yeux français n’aiment guère ces cercueils couverts de riches draperies et cheminant entre des haies mobiles de pénitents armés de cierges (escortés eux-mêmes de gamins recueillant en des cornets de papier les gouttes de cire fondue qui tombent, et dont on fera d’autres cierges pour la prochaine procession). Ces spectacles-là nous répugnent[1].

À Naples, du reste, ils ne font pas beaucoup d’impression. La mort ici, n’est pas une chose simple et grave. Elle effraye plus qu’elle n’impose ; on la trouve plutôt laide que triste, elle n’afflige pas. Les deuils ne durent pas longtemps, les morts sont bientôt pleurés.

On peut dire des Napolitains ce que Montaigne disait de lui-même : ce n’est pas la mort, c’est le mourir qui les inquiète. Aussi s’occupent-ils des mourants beaucoup plus que des trépassés. Un convoi funèbre ne leur dit rien, mais si c’est le viatique qui passe !…

J’ai cette scène dans la tête et je ne l’oublierai jamais. C’était un soir de carnaval et la rue de Tolède éclatait en cris de joie. Des masques passaient en dansant au bruit du tambourin et des castagnettes, des musiciens populaires gonflaient ou raclaient leurs instruments, des trompettes et des tambours rentraient dans les casernes : tous les bruits de la rue, les marchands en plein air, les enfants tumultueux, les fanfares sonores, les voitures, les chevaux, les grelots des rosses populaires, le marteau des forgerons et des chaudronniers travaillant dans les ruelles voisines, que sais-je encore ?… tout cela faisait le vacarme étourdissant qui donne ici le vertige aux étrangers. Une clochette éloignée tintina tout à coup et la rue entière fit silence. On aurait entendu voler une mouche dans ce chaos tout à l’heure plus bruyant qu’une salle de métiers. Les clochettes se rapprochant, les tambours accompagnèrent d’un roulement sourd les coups saccadés du carillon monotone. Les voitures s’étaient arrêtées et rangées ; les piétons sur les trottoirs étaient tombés à genoux. Tous les balcons s’étaient couverts de flambeaux derrière lesquels apparaissaient des gens en prière. Les sonneurs, vêtus de rouge, puis le curé, sous son dais, marchèrent lentement à travers la foule agenouillée. Le silence était si grand qu’on entendait les paroles du prêtre. Il portait le viatique à un mourant.

Quand Gesù-Cristo fut passé (comme on dit ici), le bruit joyeux et turbulent recommença de plus belle et comme si de rien n’était. Voilà Naples.

Et tel est ce peuple dont j’ai tâche, monsieur, de saisir en courant quelques traits. J’en aurais encore de quoi remplir un volume, mais je vous ai déjà pris beaucoup de place, et vous avez le monde entier à montrer à vos lecteurs. Permettez-moi donc de reprendre haleine. S’il plaît à vos voyageurs casaniers de se remettre en route avec moi, je pourrai les conduire hors de la ville. Il leur reste encore beaucoup à voir : d’abord le Vésuve et Pompéi, les deux merveilles ; puis le peuple des campagnes, les belles filles d’Amalfi et de Procida. Ils viendront chercher dans les îles quelque nièce de la Graziella de Lamartine. Qu’ils veuillent donc bien faire bon visage à leur très-humble cicerone,

Marc Monnier.


La sieste. — Dessin de Ferogio.
  1. Les hommes bleus à banderoles qui suivent l’enterrement, dans l’estampe de la page précédente, sont les pauvres de saint Janvier, les croque-morts de ce pays.