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sécher nos effets et nos armes. Si d’un côté ces douloureuses épreuves augmentaient notre confiance en nos forces, ainsi que notre mépris du danger, d’un autre elle ralentissait notre marche. En outre, nos pieds en sang nous faisaient cruellement souffrir, d’autant plus que nous n’avions nul moyen de les garantir, pas plus contre les aspérités du sol que contre la gelée.

Vers le milieu du jour, pourtant, nous eûmes l’heureuse chance de tuer une biche-gama[1] que nous fîmes rôtir ; la faim rendit notre repas délicieux ; du cuir de cet animal nous essayâmes de nous faire des sandales. Mais cette chaussure délicate ne pouvait suffire contre les pierres et les épines, et ce fut tout au plus si elle diminua l’effet du froid intense sur nos plaies. Incapables désormais de doubler le pas, nous résolûmes de marcher jour et nuit, et de n’accorder aux devoirs impérieux du sommeil et de la faim, que le temps que nous ne pourrions absolument leur enlever. En dépit de ce calcul économique nos provisions s’épuisèrent promptement sans qu’il nous fût possible de les remplacer.

M. Guinnard et son compagnon surpris par la crue d’un torrent.

Nous étions alors entrés dans un campo ou espace des pampas où l’on n’aperçoit nulle trace d’animaux, pas même de végétation. Le terrain, d’une nature calcaire et salpêtrée, y est d’une stérilité complète ; le jour tout entier s’écoula sans nous laisser entrevoir le moindre atome qui pût apaiser notre faim et notre soif. Le soir venu, ne trouvant aucun abri, nous fûmes réduits à nous coucher tout transis de froid, sur le sol blanc de givre. La faim et la soif ayant augmenté encore dans la journée qui suivit, nous ne tardâmes pas à nous sentir indisposés et de plus fort tristes. Quand la nuit revint, elle ne ramena pas le sommeil dans nos sens torturés ; nous demeurâmes les yeux ouverts sur le désert, la pensée fixée sur notre triste situation. Le lendemain, troisième jour de jeûne, l’épreuve fut plus terrible encore ; nous avions le délire ; notre marche lente fut souvent interrompue par la lassitude ; notre soif était telle, qu’à défaut d’eau, nous fûmes réduits à avoir recours, pour l’apaiser, à l’extrême et répugnant moyen dont parlent tant de relations de naufrages. Cédant à la rage de la faim, nous mangeâmes de l’herbe et des racines que nous ne connaissions point, et dont le goût était révoltant.

Le soir succéda encore au jour, et le seul allégement que nous pûmes apporter à nos souffrances fut un peu de feu, alimenté par quelques épines glanées sur le sol de la pampa. Assis tristement autour de notre humble foyer, trop faibles pour supporter plus longtemps les angoisses de la faim, à bout de force et d’espérance,

  1. Guazu-u d’Azara ; cervus campestris de F. Cuvier. Sorte de chevreuil qui diffère de l’espèce européenne par sa gorge blanche.