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mon malaise augmenta, et je gagnai des douleurs aiguës dans tous les membres. Puis à son tour vint la faim ; et après avoir tenté de me nourrir d’herbes et de racines, je dus me résigner à ne dévorer que de la chair sanglante comme font les Indiens eux-mêmes. Chaque fois que j’achevais un si répugnant repas, le cœur me manquait ; ce ne fut qu’à la longue que je parvins à surmonter l’horreur que ce genre de vie m’inspirait.

Que de fois encore, mon morceau de chair crue à la main et réduit à disputer chaque bouchée de cet effroyable mets aux chiens affamés qui m’entouraient, me suis laissé aller à établir mentalement une comparaison entre cet ignoble repas et la table élégamment ornée, couverte de linge éblouissant, de riches porcelaines et de brillants cristaux, autour de laquelle nos heureux d’Europe, dégustant avec insouciance les mets les plus délicats, les vins les plus généreux, font assaut de saillies spirituelles et de doux propos !…


En quelles mains j’étais tombé. — Les Indiens des pampas et de la Patagonie. — Identité de leurs idiomes, de leurs croyances religieuses et de leur genre de vie. — Mœurs et coutumes. — Repas. — Prières. — Ivresse. — Exercices et costumes des deux sexes.

À l’époque où le soleil ne se couchait pas sur les domaines des monarques espagnols, les vastes plaines qui se déroulent entre Buenos-Ayres et le détroit de Magellan d’un côté, et de l’autre entre l’Atlantique et le pied des Andes, étaient censées faire partie de la vice-royauté de la Plata, bien que la plupart des nomades qui les occupent fussent alors, comme à présent, libres de tout joug. Aujourd’hui une ligne flexueuse, déterminée à l’est par la Cordillera de Médanos et le Rio Salado, au nord par le Rio Quinto, le Cerro Verde et le cours entier du Diamante qu’elle remonte jusqu’au sein des Andes, forme la limite commune de la confédération Argentine et de la Pampa indépendante. Au sud du Rio Negro commence la Patagonie.

Trois ans de séjour forcé dans ces régions m’ont mis à même d’y connaître trois groupes distincts de population, dont chacune correspond à une division naturelle du sol. Dans la zone de l’est, qui va du Rio Salado au Rio Negro, vivent les Pampéros proprement dits, divisés en sept tribus.

La région boisée, qui s’étend entre les lacs de Bévédéro et d’Urre Lafquen, ainsi que le long des cours d’eau qui remontent de ce dernier lac jusqu’au Rio Diamante, est la terre de parcours des Mamouelches, qui forment six tribus désignées par les appellations de Ranqueuls-tches, Angneco-tches, Catrulé-Mamouel-tches, Guiné-Ouitrou-tches, Lonqueuil-Ouitrou-tches et Renangneco-tches.

Enfin au midi du Rio Negro, fleuve étroit mais profond, dont le cours est plus long que celui du Rhin ou de la Loire, j’ai compté neuf tribus de Patagons, dont voici les noms : 1o Poyuches ; 2o Puelches ; 3o Caillihéchets ; 4o Tchéoue-tches ; 5o Cangnecaoué-tches ; 6o Tchao-tches ; 7o Ouili-tches’8o Dilma-tches ; 9o Yakah-natches.

Inutile de dire que la manière de vivre de tous les nomades diffère en raison des nombreuses variétés de la nature du sol et de celle du climat. Les uns, résidant dans la portion septentrionale la plus tempérée des pampas, sont à demi vêtus et se ressentent du voisinage des populations chiliennes et argentines avec lesquelles ils sont alternativement en paix ou en guerre. Les autres (Patagons), fort éloignés des premiers, n’ayant sous leurs yeux que les rivages de la mer ou l’immensité de leurs steppes stériles, vivent à l’état nomade dans toute sa rudesse primitive.

La tribu aux mains de laquelle le sort m’avait livré était celle des Poyuches qui errent sur la rive méridionale du Rio Negro, depuis le voisinage de l’île Pachéco jusqu’aux pieds des Cordillères.

Toutes les tribus de ces régions et même les Araucanos (Indiens chiliens vivant à l’instar des chrétiens), parlent la même langue, depuis le détroit de Magellan jusqu’aux environs de Mendoza, San Louis, Rosario et Buenos-Ayres. Cependant il en est de leur idiome comme de tout autre, c’est-à-dire qu’on y rencontre des patois différents qu’il est facile de comprendre quand on sait la langue mère. Celle-ci s’est conservée presque pure dans la Pampa, chez les Araucanos et les Mamouelches (peuplade des pays boisés).

Une partie de ces tribus vit de pillage ; ce sont les Pampéros, les Mamouelches et les Puelches (tribu patagone).

Les autres n’ont d’autres ressources que celles que leur offrent la nature et leur adresse ; elles sont généralement fort pauvres, mais supportent avec courage leur misère et les privations auxquelles les soumettent les mauvaises saisons.

Les fréquentes invasions qu’opèrent les Indiens sur toutes les frontières des républiques de la Plata et du Chili ont principalement pour but d’entraver les négociations des chrétiens et de les piller, afin de s’enrichir d’animaux en état de leur rendre service, sans être obligés de les dompter eux-mêmes, puis de se venger de la pauvreté à laquelle les ont soumis les Européens, en s’emparant de leur territoire. Ils ont voué une haine implacable à tous les blancs, et ils les tuent de la manière la plus barbare, n’épargnant que les enfants et les jeunes femmes, qu’ils réservent à une ignoble captivité.

Les croyances de tous ces sauvages sont identiques comme leur langage ; ils reconnaissent deux dieux ou êtres supérieurs, celui du bien et celui du mal. Ils admirent et respectent la puissance du bon (Vitaouentrou) sans avoir aucune idée fixe sur le lieu où il peut résider.

Quant à celui du mal (Houacouvou), ils disent que c’est lui qui rôde à la surface de la terre et commande aux esprits malfaisants ; ils le nomment aussi Gualichu, « la cause de tous les maux de l’humanité. » On trouve encore chez eux des devins des deux sexes qui prédisent l’avenir ; mais leur prétention de voir jusqu’aux entrailles de la terre se perd de jour en jour.

Il n’y a aucun prêtre. Les pères et mères transmettent leur religion à leurs descendants.