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recouvrer ma chère liberté, mais chaque fois aussi des obstacles imprévus s’opposèrent à ma réussite ; peu s’en fallut même que je ne payasse de la vie ces essais infructueux, et dans plus d’une occasion je dus entrer en lutte avec mes assassins. Grâce à Dieu, en ces moments solennels le sang-froid ne m’abandonna pas, et chaque fois des subterfuges plus ou moins plausibles, mais bien excusables dans ma position, me permirent d’échapper à une mort certaine. À quatorze reprises, ayant ainsi tenté de m’enfuir, et chaque tentative ayant accru la méfiance des Indiens et aggravé ma captivité, j’eus l’idée de couper court à mon supplice en mettant un terme à mon existence. Je m’étais à cet effet emparé d’un couteau et je m’étais glissé inaperçu, du moins je le croyais ainsi, dans une excavation pierreuse creusée à l’écart dans la Pampa. J’avais imploré la clémence divine, et déjà je levais le bras pour me frapper lorsqu’une main ennemie saisit à l’improviste l’arme suspendue sur ma poitrine. C’était un Indien, c’était mon maître qui, jugeant avec raison que la mort me paraissait plus douce que le genre d’existence auquel il me condamnait, ne vit dans ma résolution désespérée qu’un attentat à ses droits de propriétaire. Il me déclara que pas un de mes mouvements n’échapperait désormais à sa surveillance. Les services que je lui rendais avaient probablement quelque prix à ses yeux, et il ne voulait à aucun prix être obligé à faire lui-même ce qu’il me commandait journellement.

Les Indiens font de fréquentes razzias de bétail sur les frontières des républiques hispano-américaines. Ils déploient beaucoup d’adresse à donner le change aux quelques soldats préposés à la surveillance des estancias. Un petit nombre d’entre eux menacent de certains points sans autre but que celui d’y attirer la force armée des hameaux voisins, et leur masse se porte sur les endroits privés de secours ; ils les envahissent facilement, tuant sur leur passage tous les hommes qu’ils rencontrent, sans épargner les femmes âgées. Ils enlèvent les jeunes et les enfants qu’ils conduisent dans le lieu qu’ils habitent, et font des premières leurs concubines et des enfants leurs esclaves. Combien de malheureuses filles capturées par ces barbares, et vendues aux tribus éloignées, achèvent dans un enfer terrestre, une vie souvent commencée sous d’heureux auspices. Elles sont, quoi qu’elles fassent, à tout jamais perdues pour leurs familles. Quant aux pauvres enfants, ils grandissent dans l’ignoble existence des nomades, oubliant jusqu’à leur langue maternelle ; ils sont à vrai dire assez bien traités des Indiens qui, en considération de l’extrême jeunesse dans laquelle ils étaient lors de leur captivité, leur pardonnent d’être nés chrétiens.

Jamais les Indiens, par la crainte de me perdre, ne parlèrent de m’emmener dans leurs excursions de guerre. J’étais encore plus strictement surveillé pendant leurs absences fréquentes, par d’autres Indiens préposés comme moi à la garde des animaux et auxquels j’étais sévèrement recommandé. Au retour de leurs expéditions, le sucre, le tabac, le yerba (thé américain), principaux objets de leur convoitise, abondaient souvent ; le linge, les vêtements qu’ils avaient trouvés, étaient par eux gardés précieusement pour leur servir dans les fêtes et les assemblées. Ils ne me firent pendant longtemps d’autre don qu’un lambeau de manteau provenant de quelque pauvre soldat tombé sous leurs coups.


Un morceau de papier roulé par le vent des pampas me vaut l’office de secrétaire du chef de la tribu. — Cette fonction n’est pas sans danger, je ne tarde pas à apprendre par ma condamnation à mort. — Je m’enfuis chez le grand chef de la confédération mamouel-tche. — Je trouve auprès de lui appui et justification.

Quelques papiers imprimés, ayant servi d’enveloppe soit à du tabac ou à tout autre objet, et par eux jetés au vent, me tombèrent entre les mains ; je les lus maintes fois avec bonheur ; c’était pour moi une distraction inespérée. Un jour, je fus surpris dans cette occupation par quelques Indiens, qui manifestèrent une joyeuse surprise de cette découverte et se hâtèrent d’en informer les chefs. D’abord fort inquiet de cette circonstance, je ne tardai pas à être rassuré par l’accueil inusité et presque bienveillant qui me fut fait le soir lorsque je me présentai selon l’habitude afin de soumettre à leur vérification les animaux qui m’étaient confiés. À quelques questions que m’adressa mon maître, je compris qu’il était fier de posséder un esclave de ma valeur et que je serais sans doute appelé à servir le cacique de la tribu.

En effet, l’occasion se présenta bientôt, car ces êtres grossiers, lorsqu’ils se sont bien repus pendant quelques jours des douceurs de la civilisation, se laissent tenter par le désir d’entretenir leur gourmandise et leur vanité, et pour satisfaire ces passions ils recherchent tous les moyens imaginables.

Ainsi, ils vont de temps à autre offrir aux postes des frontières une apparente soumission, pendant laquelle ils font des échanges de toute nature, tels que plumes d’autruche, crins de cheval et cuirs de toute espèce, pour lesquels ils rapportent du tabac, du sucre et des boissons alcooliques dont ils sont extrêmement friands. Ce fut en semblable circonstance que je fus mis à l’épreuve comme secrétaire du chef. Malgré mon désir ardent d’écrire selon ma pensée et ma conscience, il me fut impossible de le faire ; je dus écrire ce qu’on m’ordonna, car la méfiance de ces misérables est telle qu’à plus de vingt reprises ils me demandaient lecture de ma missive, et après quelques phrases écrites ils changeaient à dessein leurs idées sans paraître y prendre garde, afin de mieux éprouver ma franchise ; si j’eusse eu le malheur d’intervertir l’ordre des mots, il m’eût été impossible de le leur cacher, tant est fidèle leur prodigieuse mémoire. Je me serais d’ailleurs exposé à mourir ; car malgré mon impossibilité de leur en imposer, ils me menacèrent par excès de prudence et me firent donner une seconde expédition destinée à être vérifiée par des transfuges argentins, vivant dans les tribus voisines, misérables condamnés aux fers ou même à la mort pour leurs nombreux crimes et qui sont sûrs de trouver un asile chez les Indiens soumis. Ceux-ci, parfaitement renseignés sur la position de leurs hôtes, les reçoivent comme des gens sur lesquels ils sa-