Page:Le Tour du monde - 04.djvu/267

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

de calme et de sécurité, pour ne pas chercher à amortir par tous les moyens les tendances agressives des Indiens, leurs voisins. Il ne renvoya donc les ambassadeurs de Calfoucoura que chargés de cadeaux de toute sorte et surtout de barils d’eau-de-vie ; aussi, leur retour fut, dans toute la horde, sans exception de rang, d’âge et de sexe, le signal d’orgies sans fin.

Quand je les vis livrés avec frénésie à l’ivresse, je conçus l’idée de tenter encore une fois de me rapprocher des contrées d’où je pourrais opérer mon retour dans ma patrie et dans ma famille.

Profitant d’une nuit où toute la tribu était plongée dans le lourd sommeil de l’ivresse, je me glissai en rampant vers l’endroit ou étaient les meilleurs chevaux du cacique, après m’être muni d’une paire de boules destinées, soit à ma défense, soit à me procurer du gibier sur ma route. Je pris aussi un lazo pour m’emparer de trois montures et les réunir.

Ces préliminaires accomplis sans bruit, je conduisis tout doucement mes chevaux jusqu’à ce que je fusse hors de la vue du camp. Alors sautant sur un cheval, puis chassant les autres devant moi, je commençai, palpitant d’émotion, ma dernière course, celle dont dépendait ma vie ou ma mort. Pendant toute la nuit je galopai sans relâche, croyant voir sans cesse des ombres à ma poursuite. Le jour dissipa les ténèbres mais sans calmer mon agitation ; elle était telle que le moindre souffle d’air me semblait chargé de clameurs menaçantes, et que le moindre petit tourbillon de poussière me donnait des angoisses.

Souvent je mettais pied à terre et, l’oreille appuyée sur le sol, j’écoutais, espérant puiser un peu de tranquillité dans le silence de la Pampa, mais loin de là, les oreilles me tintaient tellement que je croyais entendre sur ce sol dur retentir de sinistres galops, et je précipitais de nouveau ma fuite sans réfléchir aux impérieux besoins qu’éprouvait ma monture, à laquelle il était impossible de prendre, à l’exemple de ses compagnes, quelques bouchées d’herbe en courant. Je suivais, autant qu’il m’était possible, les parties gazonnées du désert, afin de dépister les Indiens qui immanquablement devaient me poursuivre, mais qui chercheraient en vain ma piste dans l’herbe relevée par la rosée du matin.

Cette course désordonnée durait depuis quatre jours déjà, quand le cheval que je montais s’abattit ; il était mort. Craignant avec raison de perdre de même les deux qui me restaient et de qui seuls dépendait mon salut, j’eus dès lors la précaution de les laisser se délasser une partie de la nuit, mais l’idée fixe que j’avais d’être poursuivi m’animait malgré moi à les stimuler durant le jour, et après un autre espace de temps que je ne puis préciser, car toutes les journées, toutes les heures se ressemblaient, la fatigue et le manque d’eau me privèrent d’un second cheval. J’aurais voulu ne pas l’abandonner et attendre auprès de lui son rétablissement ou sa mort ; mais la désolante nature du sol n’offrait aucune ressource, et en restant je n’exposais également à perdre ma dernière monture qui avait résisté à toutes les épreuves.

Je partis le cœur navré, décidé à ménager par tous les moyens mon dernier compagnon de misères. Je m’astreignis à n’exiger de lui aucun effort, et nous avancions fort lentement, quand à la tombée de la nuit je remarquai qu’il doublait le pas de lui-même ; à la fraîcheur du terrain qu’il foulait et avec l’instinct propre à tous les hôtes de ces vastes déserts, le pauvre animal sentit le voisinage de l’eau. Peu d’instants après nous étanchions notre soif commune dans ces lagunes que déposent dans le nord de la Pampa les filets d’eau issus des contreforts des Andes dans les provinces de Mendoza et de San Luiz. Autour de ces bassins une herbe abondante et touffue permit à mon pauvre coursier de réparer ses forces, et, grâce à cette provende inespérée, il put me porter jusqu’à Rio Quinto, petite bourgade sur la rivière de ce nom. Là, il s’affaissa, tout à fait épuisé ; et moi, à bout de forces, mourant de faim, de fatigues physiques et morales, je tombai à ses côtés sans mouvement et sans voix. C’était le treizième jour de ma fuite !… Je ne puis en fixer le quantième, mais c’était à la fin d’août 1859.

Dieu, qui avait daigné me protéger jusque-là, permit qu’une excellente famille espagnole, habitant Rio Quinto, voulût bien avoir pitié de ma détresse et me prodiguer les soins les plus touchants pendant les cinq à six semaines qui suivirent et que je passai dans la fièvre et le délire. Cette extrême bonté de la part de personnes étrangères m’a pénétré pour don Jose et pour tous les siens d’une vive reconnaissance qui ne s’effacera jamais de ma mémoire, et je serais heureux si ces humbles lignes pouvaient leur en porter le témoignage à travers l’Océan.

Lorsque mon corps et mon esprit accablés par trois années d’épreuves sans nom eurent enfin recouvré une partie de leur force et de leur élasticité d’autrefois, ce furent encore les bons habitants de Rio Quinto qui me procurèrent les moyens de gagner le Chili et la ville de Valparaiso, dont le port fréquenté devait, je l’espérais avec raison, m’offrir plus de facilité que tout autre point de la côte pour retourner en Europe.

Je me rendis à cette destination par la route qui passe par Mendoza et traverse les Andes au défilé d’Uspallata.

Le premier de ces noms, après n’avoir longtemps éveillé dans mon âme que des tableaux de bonheur, des pensées de bénédiction et de gratitude, ne doit plus y évoquer désormais que des images lugubres et d’amers regrets. Là vivaient dans la sécurité la plus profonde vingt mille âmes dont le reste du monde pouvait envier la calme existence ; c’était la population la plus douce, la plus heureuse, la plus hospitalière du continent américain. Le 19 mars 1861 les poëtes argentins appelaient encore Mendoza la perle, la reine de la zone fleurie qui s’étend au pied oriental des Andes… Le lendemain la mort passait sur ce paradis. « Quelques secondes ont suffi pour convertir ses riantes habitations, ses jardins, ses églises, ses colléges fréquentés par la jeunesse des provinces voisines, l’œuvre de trois siècles enfin en une épouvantable nécropole, en un monceau hideux de dé-