Page:Le Tour du monde - 04.djvu/271

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lambeaux de chair avec les ongles de leurs doigts, durs comme des crampons de fer.

À deux ou trois kilomètres de Nichapour, le fils du gouverneur, un jeune homme de dix-huit ans, vint au-devant de nous, accompagné de nombreux cavaliers, pour nous complimenter et nous conduire dans la maison de son père, appelé pour affaires à Téhéran. L’aspect de la ville n’a rien de gai ; son mur en pisé tombe en ruine, et il n’y a que deux mosquées qui dominent la masse des maisons de chétive apparence, parmi lesquelles serpentent des rues étroites et tortueuses. Les bazars sont assez vastes, mais beaucoup de boutiques étaient fermées, et même celles qui ne l’étaient pas, ne brillaient ni par la richesse, ni par la variété des marchandises exposées en vente. De beaux fruits, abondamment apportés des villages avoisinants, témoignaient de la fertilité du sol des environs de la ville ; mais dans son intérieur, on voyait peu de verdure. La propreté des rues laissait aussi beaucoup à désirer, et aux portes même de la maison du gouverneur, un tas de fumier servait de rendez-vous à une dizaine de chiens qui s’y livraient au métier de chiffonniers, vaquant évidemment à une occupation habituelle et qui ne surprenait ni les passants ni les maîtres de l’endroit. Il paraît que cette indifférence des habitants de Nichapour pour la propreté de leurs rues est très-ancienne, car on connait le malicieux propos d’Ismaël Samani, souverain du dixième siècle, qui dit en entrant dans cette ville : « Par Dieu, cet endroit serait le plus beau de l’univers, si ses eaux coulaient à découvert, et si ses immondices étaient cachées sous terre. »

Obligé de rester deux jours à Nichapour, j’étais un peu embarrassé de l’emploi de mon temps. Le matin, le gouverneur en herbe vint me voir et me donna une leçon de statistique locale. Voulant contrôler l’exactitude des renseignements consignés dans le voyage de Conolly sur les revenus de cette province pendant l’administration du Khorassan par Hassan-Ali-Mirza, j’amenai la conversation sur ce sujet. D’après ce que l’on a dit au voyageur anglais, les douze districts de Nichapour rapportaient, au trésor du chah, soixante mille tomans d’impôts directs, vingt mille tomans perçus en blé, mille tomans payés pour l’exploitation des mines de turquoises et trois cents pour l’exploitation des carrières de sel gemme, ce qui faisait en tout quatre-vingt-un mille trois cents tomans, ou 975 600 francs ; mais, à ce qu’il paraît, ce sont des chiffres hyperboliques. Le gouverneur provisoire me dit qu’il ne savait pas à quelle époque du passé pouvait se rapporter ce brillant tableau des revenus de la province, car maintenant le district, administré par son père, ne donnait que vingt-sept mille tomans tout compris, et entretenait, en sus, un bataillon de troupes régulières, ce qui ne faisait pas 360 000 fr. par an. Il ajoutait que plus de la moitié de cette somme était appliquée aux besoins de l’administration locale, en sorte que le trésor ne pouvait compter bon an, mal an, que sur une centaine de milliers de francs. Cette diminution des revenus s’expliquait par le décroissement de la population fixe, obligée d’aller s’établir ailleurs à cause de la destruction de quelques conduits d’eau que personne ne songeait à réparer. La population nomade était aussi réduite par l’émigration d’un grand nombre de tribus dans le district de Kabouchan, dont le gouverneur, Sami-Khan, leur offrait une protection plus efficace, jouissant d’un crédit plus considérable auprès des ministres du chah. Le tableau que le fils du gouverneur me fit de l’état des grandes écoles qui faisaient jadis la gloire de Nichapour, n’était pas plus riant, et cette ville, si célèbre dans le passé par ses savants et ses professeurs, comptait à peine un seul docteur en théologie, jouissant de quelque réputation à cause du grand nombre de hadis qu’il savait par cœur et interprétait habilement. Ayant envie de voir ce saint personnage, je lui fis annoncer ma visite pour deux heures avant le coucher du soleil.

Le savant mollah, dont, à mon grand regret, je ne retrouve pas le nom dans mes notes, était propriétaire d’une maison située au centre du bazar, pour être plus à portée des marchands, obligés quelquefois de recourir à ses décisions. On me fit passer par une petite cour ayant un bassin à sec au milieu, puis, on m’introduisit dans une grande chambre stucquée avec de l’argile mêlée de paille hachée, tandis que l’albâtre, si commun en Perse, n’était employé que pour encadrer des niches arrangées dans les murs. Les grandes fenêtres étaient à demi ouvertes, assez pour laisser voir que les vitres étaient remplacées par des volets munis de quatre petits morceaux de glace au milieu. Les nattes tenaient place de tapis ; bref, tout témoignait qu’on mettait pour ainsi dire en parade une indigence difficile à supposer chez un personnage aussi marquant que l’était le propriétaire de la maison. Aussi, je m’attendais à rencontrer en lui un de ces hypocrites renforcés, si fréquents parmi les membres du clergé persan, et qui ne parlent qu’en exhalant des mots comme des soupirs, qui roulent de gros yeux en remuant les lèvres quand ils se taisent, comme s’ils récitaient mentalement des prières, ou les 99 noms de Dieu.

À mon grand étonnement je m’étais trompé ; le mollah était un bonhomme affublé d’un énorme turban bleu. Sa figure, maigre et allongée, n’avait rien de désagréable, et sa manière d’être était naturelle et bienveillante. La conversation roula d’abord sur sa science favorite, les traditions des paroles du prophète ; mais peu à peu, mon hôte s’empara de la parole et se mit à me prouver la perfection de la doctrine des chiites. Il me raconta à cette occasion une anecdote qui m’était encore inconnue.

Sous un des premiers khalifes abbassides, il se souleva à Baghdad une querelle entre les chiites et les sunnites. Pour mettre fin à ces altercations fâcheuses qui troublaient la tranquillité publique, le chef des vrais croyants résolut de convoquer en sa présence les docteurs des deux rites, pour qu’ils pussent discuter, en commun, les principes sur lesquels ils basaient leurs croyances. Le représentant des chiites entra dans le salon, en tenant d’une main ses pantoufles, au lieu de les déposer à la