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le paysan donne un picoul de riz par an, et l’ouvrier est exempt de toute charge.

Les environs de Sarawak sont charmants, et encore embellis par quelques maisons européennes qui, avec une jolie église, une maison de missionnaires, un petit fort et un tribunal, couvrent les collines d’alentour. Tous ces édifices sont en bois, sans excepter la résidence du rajah Brooke. À la maison des missionnaires est jointe une école pour les indigènes ; vingt-quatre enfants, la plupart orphelins, y étaient nourris et élevés. Le fort, peu important, a quelques canons, mais pas de garnison. Le rajah Brooke est tellement révéré et aimé de ses sujets, aussi bien que des peuples voisins, que tout armement lui est inutile.

« Je visitai les maisons de quelques-uns des principaux Malais, la plupart anciens chefs de pirates, qui depuis se sont transformés en citoyens paisibles, et souvent même en employés utiles du rajah.

« Conduite à quelques kilomètres dans la forêt par le neveu du rajah Brooke, je trouvai, à une hauteur de plus de trois cent cinquante mètres, la première habitation des Dayaks, c’est-à-dire une cabane de quinze mètres carrés, composée de plusieurs pièces à coucher pratiquées tout autour dans les cloisons ; car parmi quelques unes des tribus dayakes il est d’usage que les jeunes gens couchent à quelques centaines de pas du village où demeurent leurs parents, dans une cabane commune, sous la surveillance du chef. Cette cabane sert en même temps pour les exercices et les festins ; c’est là aussi que l’on garde les trophées de guerre, qui ne sont autres que les têtes coupées des ennemis. J’éprouvai une véritable horreur à voir trente-six crânes rangés les uns contre les autres, et suspendus en l’air en forme de guirlande. On avait rempli les orbites des yeux de longs coquillages blancs. Sous le gouvernement du rajah Brooke, l’usage de couper les têtes a été aboli dans le district de Sarawak ; mais les indigènes ont toujours une grande vénération pour ces cruels et mémorables souvenirs d’un passé sanglant et d’une époque de gloire. » (Voy. p. 301.)

Le 8 juillet, Mme Pfeiffer commença son exploration de Sumatra, qu’elle regarde elle-même comme le plus intéressant de tous ses voyages. De Padang, elle se rendit chez les Battaks, anthropophages qui n’avaient encore jamais souffert d’Européen chez eux. Malgré les sauvages qui s’opposaient à la continuation de son voyage, elle ne s’avança pas moins à travers des forêts vierges et une population de cannibales, presque jusqu’au lac d’Eier-Taw ; mais ici les sauvages lui barrèrent le passage avec leurs piques, et la forcèrent à rétrograder, après l’avoir menacée plusieurs fois de la tuer et de la manger.

Mais il faut lui laisser décrire elle-même cette scène, la plus émouvante de ces longs voyages.

« J’avais peur, la scène était par trop épouvantable ; mais je ne perdis pas ma présence d’esprit, et je m’assis, calme et sans crainte apparente, sur une pierre qui se trouvait sur le chemin. Plusieurs Battaks s’avancèrent vers moi en me menaçant par parole et par gestes, si je ne m’en retournais pas, de me tuer et de me manger. Je ne comprenais pas leurs paroles, mais leurs signes ne me laissaient aucun doute, car ils désignaient ma gorge avec leurs couteaux, mes bras avec leurs dents, et ils faisaient aller leurs mâchoires comme s’ils avaient déjà la bouche pleine de ma chair. Je m’étais préparée depuis mon entrée dans le pays à de pareilles scènes, et j’avais appris à cet effet quelques petites phrases dans leur langue. Je pensais que si je pouvais dire quelque chose qui leur plût et qui les fît rire, j’aurais un grand avantage sur eux ; car les sauvages sont comme les enfants, la moindre bagatelle suffit souvent pour en faire des amis. Je me levai donc et je frappai amicalement sur l’épaule du rajah qui s’était le plus approché de moi, en lui disant d’un air gai et souriant, moitié en malais, moitié en battak : « Vous n’allez pas tuer et manger une femme, surtout une vieille femme comme moi, dont la chair est déjà dure et coriace. » Puis je leur fis comprendre par gestes et par paroles que je n’avais pas du tout peur d’eux, et que j’étais toute prête à renvoyer mon guide et à m’en aller seule avec eux.

« Par bonheur, ils trouvèrent mon baragouin et ma pantomime risibles. Mon calme et mon audace leur plurent… : j’avais réussi. Ils me tendirent les mains : les rangs des hommes armés s’ouvrirent, et, gaie et contente, avec le sentiment d’avoir échappé au péril, je me remis en route avec mon escorte. »

En retournant à l’île de Java, elle fit des excursions dans les principautés de Djokdjokarta et de Surakarta, au temple bouddhiste de Boro-Boudo qu’on suppose dater du huitième siècle de notre ère.

« Il consiste en huit galeries superposées en retrait l’une de l’autre et formant par conséquent autant de terrasses. Au faîte de l’édifice se trouve le sanctuaire, vaste cloche, malheureusement écroulée en grande partie, sous laquelle est assis le bouddha qui est resté exprès inachevé, car les Hindous disent que le Très-Saint ne peut pas être achevé par la main des hommes.

« La hauteur des cinq premières terrasses est de vingt-sept mètres ; celle de tout le temple, avec les trois dernières terrasses et la cloche supérieure, de trente-six mètres. Sur la terrasse la plus élevée sont placées vingt-quatre cloches à jour, sur la seconde vingt-huit, sur la troisième trente-deux, chacune avec un bouddha assis. En tout, le temple contient cinq cent cinq grandes statues du Bouddha et quatre cents bas-reliefs sculptés à l’intérieur et à l’extérieur des galeries. Il n’y a pas la plus petite place vide sur les murs ; tout est couvert de figures humaines, d’arabesques et de sculptures.

« Les bas-reliefs représentent la première histoire des Indiens, la création de l’homme, la sainteté toujours croissante de Bouddha, etc. Cette histoire de la création a beaucoup de ressemblance avec la nôtre.

« Les figures et les groupes des bas-reliefs me parurent faits et disposés avec beaucoup plus d’exactitude, de goût et d’art que ceux des temples d’Ellora, d’Adjunta, et autres que j’avais vus dans l’Inde anglaise ; mais je trouvai les arabesques beaucoup moins élégantes, les cloches et