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île dans ce dernier lac, nos marins se mirent tout à coup à crier de toutes leurs forces. Je pensais qu’il était arrivé quelque malheur ; mais voici, d’après le récit de M. Marius, quelle était la cause de tout ce tapage. Il avait vécu, dit-on, autrefois près de ce lac, une femme d’une beauté merveilleuse, mais dont la vertu avait été loin d’être exemplaire. Cette Messaline de Madagascar parvint à une grande célébrité dont elle fut très-flattée. Elle mourut jeune et, pour perpétuer sa mémoire, elle pria en mourant ses nombreux adorateurs de l’enterrer dans cette île, et, toutes les fois qu’ils passeraient devant de crier de toutes leurs forces en souvenir d’elle. Cette prescription, suivie de qui de droit, devint depuis une coutume générale.

Nous passâmes la nuit dans le village Voring, dans une maison appartenant au gouvernement. Sur la route de Tamatave à la capitale, il y a dans beaucoup de villages des maisons semblables ouvertes aux voyageurs. L’intérieur est garni de nattes très-propres que les habitants du village ont à fournir ; ils doivent aussi veiller à la conservation et à la réparation des maisons.

Le 21 mai, nous voyageâmes encore par eau : nous fîmes d’abord un court trajet sur la rivière de Monza, puis nos gens portèrent la barque un demi-mille, après quoi nous nous rembarquâmes sur une rivière tellement resserrée entre des petits arbres, des buissons et des plantes aquatiques, que nous eûmes de la peine à passer avec le bateau. Ce trajet me rappela des voyages semblables que j’avais faits à Singapore et à Bornéo, avec cette différence que là on traversait des forêts vierges imposantes. Après quelques milles nous arrivâmes à une rivière plus large dont l’eau était d’une pureté et d’une transparence extraordinaires ; les objets s’y reflétaient avec une netteté parfaite que je n’avais encore jamais vue.

Dans ces parties basses et, à peu d’exceptions près, sur tout le littoral de Madagascar, le climat est excessivement malsain et pernicieux à cause des fièvres. La principale raison en est sans doute que le pays est très-bas et les rivières ensablées à leur embouchure. Dans la saison des pluies, l’eau se répand sans obstacle sur de vastes plaines où elle forme des marais, dont les exhalaisons, dans la saison chaude du mois de novembre à la fin d’avril, font naître des fièvres. Les indigènes eux-mêmes qui vivent à l’intérieur de l’île dans les districts sains, s’ils viennent durant la saison chaude dans les parties basses, sont aussi exposés à la malaria que les Européens. Je fis à Tamatave la connaissance de quelques-uns de ces derniers qui, bien qu’ils y vivent déjà depuis trois ou quatre ans, sont encore, en été, attaqués par la fièvre.

Autant que j’en puis juger par ce que j’ai vu, le pays, à l’exception de quelques terrains sablonneux, est excessivement fertile. Partout on voit pousser en abondance la plus belle herbe à fourrage. Les plaines un peu plus élevées doivent convenir particulièrement aux plantations de cannes à sucre, et celles situées le long des rivières, à la culture du riz. Cependant tout était en friche. La population est si clair-semée qu’on découvre à peine tous les trois ou quatre milles un petit village insignifiant.

Il ne saurait, il est vrai, en être autrement sous un gouvernement dont tous les efforts semblent tendre à dépeupler ce pays et à le rendre stérile. À Madagascar il n’y a pour ainsi dire que la reine et la haute noblesse qui soient propriétaires. Le paysan peut bien cultiver et ensemencer partout où il trouve un terrain en friche, sans être obligé d’en demander la permission, mais il n’acquiert par là aucun droit de propriété, et le propriétaire peut lui reprendre le terrain quand il est défriché. Dans de telles conditions et avec la paresse inhérente à tous les peuples sauvages, il ne faut pas s’étonner que le paysan ne cultive que juste ce qu’il lui faut pour sa subsistance. Les impôts ne sont pas lourds : le paysan a environ un quintal de riz à fournir par an au gouvernement. Mais il n’en est que plus écrasé par les corvées et par d’autres réquisitions qui l’empêchent de se livrer librement à ses travaux.

La principale culture à Madagascar est celle du riz : on le sème et on le récolte deux fois par an, et le gouvernement assigne chaque fois un mois pour la faire. Ce serait sans doute un temps suffisant pour un peuple qui aurait de l’activité ; malheureusement les naturels de Madagascar sont loin d’être actifs ; aussi arrive-t-il souvent que le mois s’écoule sans que le travail se trouve achevé.

Après l’expiration du temps prescrit, le gouvernement met les hommes en réquisition pour tous les services imaginables, selon le bon plaisir de la reine ou des fonctionnaires institués par elle. Les plus malheureux sont ceux qui habitent le long des routes conduisant des ports de mer à la capitale. Ces pauvres gens ont tant de corvées à faire comme porteurs, qu’il ne leur reste presque pas de temps pour l’agriculture. Beaucoup ont quitté leurs cabanes et leurs champs et se sont réfugiés dans l’intérieur du pays pour échapper à ces pénibles corvées. Les villages commençant ainsi à se dépeupler, la reine, pour remédier au mal, a prononcé contre tout fugitif la peine de mort, et en même temps a déchargé les habitants des villages situés le long des routes du service militaire, le plus odieux de tous pour le peuple. Quelques petits villages furent aussi peuplés avec des esclaves de la la reine, qui n’ont d’autre obligation que celle de porter les fardeaux. Si les gens n’avaient qu’à transporter les denrées et les marchandises de la reine, leur service n’aurait rien de pénible ; mais tout noble, tout officier se procure des autorisations pour des services semblables, ou force les gens à les lui rendre sans y être autorisé. Ils n’osent se plaindre, car comment un paysan pourrait-il espérer obtenir justice contre un officier ou un noble ? Ils passent donc la plus grande partie de l’année sur la grande route.

Dans les endroits ou ils n’ont point à porter de denrées et de marchandises, on les emploie à d’autres travaux ; et quand il n’y en a pas on les convoque (non seulement alors les hommes, mais aussi les femmes et les enfants) dans tel ou tel lieu pour assister à un kabar. C’est ainsi qu’on nomme les séances publiques des tribunaux, les délibérations, les interrogatoires, les juge-