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intéressant de peindre. Quand j’arrivai chez le signor X… il était nuit sombre, mais personne ne s’y inquiétait guère de moi.

Les jours suivants, je me familiarisai de plus en plus avec la forêt, sans rien perdre de mon admiration. Je me désignais, à l’avance, tel tronc d’arbre, telle plante que je me proposais de copier. Mon habitude était de porter mon déjeuner avec moi, et une partie de ma journée se passait à l’ombre, toujours harcelé par les moustiques, toujours défendant mes provisions contre les fourmis. J’avais ajouté à mes collections les orchidées. Une fois j’en apportai un si grand nombre que j’y gagnai une courbature.

Au retour des bois, j’allais passer une heure dans la plus délicieuse petite rivière du monde ; j’y trouvais un sable très-fin, des arbres touffus au-dessus de ma tête, des fleurs pendantes de tous les côtés. Le soleil descendait, et je pouvais, après le bain, me reposer ou faire la chasse aux insectes. Enfin malgré l’impossibilité où l’on m’avait mis de peindre des Indiens, de photographier, faute de porteur pour mes bagages, je trouvais moyen de réparer le temps perdu, en faisant des paysages ; ou bien fatigué de courir les bois depuis l’aube, et ne me sentant pas la force de marcher encore, je m’asseyais sur l’herbe et je dessinais des feuilles. La variété ne me manquait pas. Je mettais ensuite une partie de ces feuilles dans un herbier, précaution dont je ne saurais trop me féliciter, car elle me sert beaucoup pour arriver à la vérité du moindre détail dans un grand tableau de forêt vierge que je fais en ce moment.

Pendant ce temps mon hôte eut l’heureuse idée d’agrandir sa maison. Pour lier sa nouvelle toiture avec l’ancienne, il fallut enlever celle de ma chambre et on la remplaça par une peau de bœuf trop étroite, ce qui me procura la visite du vent, de la pluie, et de toutes sortes d’insectes. Chaque soir, j’étais condamné à une opération douloureuse. Il existe une espèce de puce imperceptible, qui se glisse sous les ongles des pieds, entre dans la chair et y dépose une petite poche remplie de ses œufs ; on l’appelle communément tique[1]. Ces horribles petites bêtes faisaient de mes pieds leur proie habituelle. Avant de pouvoir songer à dormir, il me fallait m’étendre sur mon matelas, et la vieille mulâtresse armée d’un canif et d’une aiguille, fouillait mes doigts et s’ingéniait à extraire les poches, tandis que les mouches et autres insectes piqueurs, attirés par la chandelle, tourbillonnaient en sifflant au-dessus de moi, et me dardaient à me rendre fou ; leurs piqûres m’avaient fait enfler le nez et les yeux. Des milliers de coléoptères, par la même occasion, accouraient et se précipitaient sur tous les objets brillants : je les prenais à poignées pour les jeter dehors.

De leur côté les odieux cancrelats ne me faisaient pas grâce de leurs visites, et à leur sujet j’eus l’occasion de faire une remarque curieuse. Un soir, j’avais peint une fleur rouge et un oiseau dont le ventre était de la même couleur. Le lendemain, tout le rouge avait disparu. Je rétablis cette couleur plusieurs jours de suite : elle disparaissait chaque fois. Je suspendis le tableau à mon plafond : et, au milieu de la nuit, allumant subitement ma chandelle, je surpris mes cancrelats acharnés à leur œuvre destructive. Pourquoi en voulaient-ils tant à la couleur rouge ? Je n’avais pas besoin de ce dernier trait pour vouer à ces monstres une guerre à mort ! Étaient-ce là du moins, tous mes ennemis ? Hélas ! non. Des troupes de rats venaient vers minuit tout grignoter autour de moi. Une fois réveillé, je les combattais dans l’ombre à coups de bâton ; ce qui ne m’empêchait pas, au chant du coq, de m’habiller et de partir.


Une émigration de fourmis. — La fête de saint Benoît dans un village indien. — Incendie dans la forêt vierge.

Un jour, je peignais un tronc d’arbre entouré de lianes ; elles l’enveloppaient comme les cercles d’un tonneau. Leur volume était bien plus considérable que celui de l’arbre même, qui, à première vue, paraissait énorme, mais qui en réalité n’était qu’une tige assez frêle, en comparaison de la masse de ses parasites. Tout en travaillant je voyais des insectes, des lézards passer près de moi et se diriger tous du même côté ; j’entendais aussi derrière moi des cris d’oiseaux se rapprocher insensiblement. Ma première pensée fut de terminer promptement mes études, car tout ce mouvement ne me semblait pouvoir annoncer autre chose qu’un formidable orage, et comme j’avais à peu près une lieue à faire, je me disposai à quitter l’endroit où j’étais pour retourner au logis ; mais tout à coup je fus envahi des pieds à la tête par une légion de fourmis. Je n’eus que le temps de me lever ; je renversai dans ma précipitation tout le contenu d’une boîte à couleurs, et je m’enfuis à toutes jambes, en faisant tous les efforts possibles pour me débarrasser de mes ennemis. Quant à revenir sur mes pas et à essayer de sauver du désastre les objets que j’avais été forcé de laisser à terre, il ne fallait pas y penser. Sur une largeur de dix mètres à peu près, et tellement serrées qu’on ne voyait pas un pouce de terrain, des myriades de fourmis voyageuses marchaient sans s’arrêter devant aucun obstacle, franchissant, sans se détourner d’une ligne, les lianes, les plantes, les arbres les plus élevés. Des oiseaux de toute espèce, des pics surtout, volant de branche en branche, suivaient les émigrantes et se nourrissaient à leurs dépens. C’était là un spectacle séduisant pour un chasseur. J’aurais bien voulu avoir mon fusil, que j’avais oublié dans ma précipitation, mais c’était impossible, car sur un espace qu’on n’aurait pas pu parcourir en moins d’une heure, je ne voyais pas la moindre place où il fût sans péril de marcher. Enfin, peu à peu, j’aperçus de petits sentiers, sur lesquels je me hasardai à sauter, en évitant de mettre le pied à côté des places blanches ; j’aurais été escaladé de nouveau. Néanmoins, je ne pouvais échapper tout à fait aux piqûres, car lorsque j’enlevai mon fusil, il était noir comme une fourmilière ; heureux de l’avoir, je retournai en arrière à cloche-pied, comme j’étais venu, afin de me mettre de

  1. Les tiques, riccins, insectes parasites de l’homme et des animaux, forment, sous les noms d’ixodes la cinquième tribu de la famille des acariens ou acarides. La variété dont il est ici question est l’ixode nigra. ou ixodes americanus.