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eût ce privilége ; nous n’avions pas eu la main heureuse.

Le sacristain de l’église de la Parahyba du nord.

Nos voisins étaient un commendador brésilien et un mulâtre son compagnon. Il y avait à bord une chanteuse française allant à Bahia ; elle parlait beaucoup et surtout des sympathies qui viennent subitement, sans qu’on s’en doute. Cela s’adressait tantôt à un commis voyageur (pour les gants, car il en changeait plusieurs fois par jour), tantôt à un jeune docteur indigène. Excepté le commendador, la société n’était pas brillante. La table était assez bonne, le temps calme, mais nous roulions beaucoup. Trois jours après nous étions à Bahia.

Je n’avais pour descendre qu’un motif, celui de serrer la main à un ami. Or cet ami venait de repartir pour la France, et comme la ville ne me plaisait pas plus que la première fois, je me hâtai de faire quelques emplettes et revins à bord longtemps avant le moment désigné pour le départ.

Nous avions laissé bien des passagers à Bahia, entre autres un vieil amateur de violon. Ce digne homme nous avait régalés, sans en être prié, de tout son répertoire, joué un peu faux, mais c’était la faute de son instrument. Il avait pourtant un faux air de Paganini.

Notre navire s’était aussi allégé d’un gros, gras court Hollandais, mari d’une cantatrice. Il venait de traverser les Cordillères. En l’entendant raconter ses exploits parmi les sauvages, je me sentais bien petit. Il avait d’autant plus de mérite à mes yeux qu’il les avait accomplis avec un vêtement beurre frais, des lunettes vertes et un chapeau de bergère.

À neuf heures du matin, nous entrions à Pernambouc ; un navire français parti bien longtemps avant nous n’y était arrivé que la veille. Sur ce navire se trouvaient des personnes de la connaissance de mon compagnon. Nous déjeunâmes à bord et allâmes visiter la ville, où je n’étais pas entré à mon premier passage. Elle me plut bien mieux que Bahia, n’étant point bâtie sur une colline : les courses étaient moins fatigantes.

Quand je revins à bord, on embarquait du combustible entassé sur un grand bateau plat ; des nègres se repassaient des corbeilles remplies de charbon. Le fond du bateau était plein d’eau, et les pauvres esclaves pataugeaient dans une boue noire, qui heureusement ne les tachait pas. Le maître du bateau, un gros drôle à favoris noirs, les activait, les injuriait, les battait, quand la fatigue les arrêtait un instant.

J’ai éprouvé un vif chagrin : mon compagnon est venu m’annoncer que, pour certaines raisons, il allait rentrer en France plus tôt qu’il ne l’avait pensé, profitant de la circonstance qui lui faisait rencontrer un navire sur lequel il avait tout intérêt de rester ; il espérait, ajoutait-il, que nos rapports, à l’avenir, continueraient à être les mêmes. Je ne vis pas d’utilité à lui rappeler que si je n’avais compté sur lui, j’aurais emmené le domestique qui m’avait été proposé.

Un nuage noir s’étendit sur la ville, et bientôt après creva en pluie torrentielle. Nous partîmes malgré cela. La mer était houleuse. Dans le lit occupé la veille par mon compagnon absent s’était placé un individu qui avait le mal de mer, ce qui me fit revenir sur le pont en toute hâte, en dépit du mauvais temps. Fort heureusement pour moi, ce voisin incommode descendait le lendemain à la Parahyba du nord.

Depuis mon départ, je n’avais rien vu de si pittoresque. Nous étions entrés dans le fleuve, que nous remontions, ayant des deux côtés de riches plantations. Il y avait, sur la rive droite, comme toujours, une chose appelée citadelle et un homme attaché à un porte-voix.

Le moine bleu.

Après avoir dépassé ces deux objets usités à l’entrée des villes grandes et petites du littoral brésilien, je vis le plus charmant petit village, baigné par les eaux du fleuve et abrité par d’immenses cocotiers. Puis venaient les mangliers aux mille racines, aux bras qui se reproduisent et se replantent quand leur poids les courbe vers la terre. Naturellement les crabes y font leur domicile ; notre approche en faisait fuir des milliers.

Je descendis à terre avec mon compagnon de cabine, le Brésilien, qu’on nommait le commendador. Il ne savait pas un mot de français, je n’étais pas très-fort sur le portugais ; cependant nous nous entendions à merveille. L’embarcation était simplement un tronc d’arbre creusé. Nous allâmes chercher notre déjeuner dans l’auberge unique de la ville, où déjà se trouvaient d’autres voyageurs, entre autres deux Français dont l’un, jeune ingénieur, habitait Seará.

J’allai avec le commendador visiter la ville. On nous montra une immense croix en pierre montée sur un très-gros piédestal ; un petit homme tout contrefait, porteur d’une tête qui eût pu servir à un géant, sacristain sans aucun doute, et qui faisait à ce titre la profession de