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à terre, sans aucune espèce d’ondulation, un très-grand serpent couleur de fer. Je connaissais les inconvénients du fusil en pareille circonstance ; mais quand je me retournai vivement pour dire aux nègres de le prendre vivant, ils étaient devenus invisibles : leur bravoure avait failli en présence de la réalité.

Cependant la barre de fer commençait à se mouvoir ; il fallut prendre le parti ordinaire : mon coup fit balle et je vis aussitôt, à mon grand regret, un grand trou près de la tête. L’animal avait près de quatre mètres. Je rentrai bien vite dans ma chambre ; j’y réparai le dommage occasionné par mes balles. Ce serpent, d’une espèce assez peu dangereuse, car il n’a pas de crochets, fait le pendant avec le fameux souroucoucou que j’ai rapporté en Europe ; tous deux sont chez moi, enroulés maintenait autour d’un candélabre et, ainsi que d’autres animaux gigantesques, font peur aux enfants qui se hasardent dans les profondeurs de mon atelier.

On vint ensuite me dire qu’un grand crotale, le cuscavel, s’était glissé entre les poutres d’une baraque construite en haut du débarcadère.

Il était bien d’une espèce dangereuse : sa tête plate, sa queue obtuse ne me laissèrent aucun doute. Il fallait de grandes précautions pour le prendre sans être touché par ses crochets. Ses couleurs me tentaient beaucoup ; je n’avais jamais vu son pareil. On alla chercher de grosses ficelles : il n’était pas facile de le prendre, car il se glissait de poutre en poutre ; à chaque mouvement qu’il faisait, il répandait une odeur fétide. Enfin, à force d’essayer divers moyens, nous lui serrâmes le cou fortement, et on le tira à terre à moitié étranglé, puis on le fixa à un piquet.

En ce moment on vint m’appeler. Le dîner était servi. Nous n’étions que trois à table, dans une salle immense ; la table aussi était fort grande et arrondie par les deux bouts, places ordinaires des maîtres. Nous mangeâmes beaucoup d’herbages, des œufs de tortue, des agoutis (le lapin de l’Amérique), de la paca, du tatou et de la tortue ; des fruits nommés avocats, dans lesquels est une crème fort bonne, surtout quand on y joint du rhum et du sucre, des melons d’eau et des ananas ; les oranges ne sont pas bonnes au Pará. On plaçait toujours du pain près de moi ; les deux autres convives mangeaient de la farine de manioc, et comme ils buvaient de l’eau, je n’avais pas osé accepter du vin qu’on m’avait offert, quoique ma santé eût alors besoin d’un breuvage tonique. Nous avions près de nous chacun un grand vase de terre en forme de calice ; une Indienne le remplissait d’eau à mesure que nous buvions.

Le repas achevé, je me hâtai de revenir à mon serpent… Hélas ! M. Benoît, par excès de zèle, avait voulu détacher la peau et y avait fait une cinquantaine de trous : elle était perdue. Je l’arrachai des mains de M. Benoît, j’achevai de la mettre en pièces et je jetai le malencontreux à la porte, lui défendant de me parler ni de me regarder.

Bientôt le maître du logis fut de retour ; nous causâmes : il me donna le conseil de descendre l’Amazone en canot, après l’avoir remonté en bateau à vapeur. Je pris congé de lui et dis adieu à cette île que je devais revoir au retour, pour de là aller visiter celle de Maraja, d’où j’avais le projet de passer à Cayenne et de voir cette fameuse prororaca dont un navire anglais venait d’éprouver la puissance et s’était retiré tout désemparé, par suite de la jactance du commandant, qui s’était vanté de la braver.


Départ pour Manáos. — Un nouveau domestique. — Navigation.

Aussitôt que le président de la province sut que mon intention était de remonter l’Amazone, il me fit la faveur de me donner gratis mon passage à bord d’un bateau à vapeur allant à Manáos, petite ville située à l’embouchure du rio Negro[1].

M. Benoît était ravi ; il se rappelait ses courses au Pérou ; il avait remonté plusieurs fleuves, fait le commerce avec les Indiens. En conséquence, il m’avait demandé de l’argent pour se faire une pacotille ; il avait acheté des colliers, du tabac ; j’en fis autant ; et comme il était à peu près probable que je ne trouverais pas grand-chose soit à Manáos, soit partout ailleurs, j’achetai, comme lors de ma première excursion dans les bois, des fourchettes, des couteaux, quelques livres d’huile, du poivre et du sel. J’aurais bien voulu avoir une soupière. Il y en avait deux à vendre chez un tailleur, je profitai de l’occasion. J’achetai neuf livres de poudre anglaise de première qualité ; un hasard très-grand me fit trouver du petit plomb ; car dans ce pays les petits oiseaux sont négligés ; on ne chasse que pour manger.

Il s’agissait de bien cacher ma poudre. Le bruit courait alors dans la ville qu’un individu convaincu d’avoir trop parlé avait vu saisir et jeter à l’eau ce qu’il n’avait pas su cacher, de la poudre et des capsules. En conséquence, et pour ne pas avoir le même sort, je pris de très-grandes précautions : j’enveloppai chaque livre de poudre, contenue dans des boîtes de fer-blanc, de papier d’abord, puis de serviettes, et j’emballai mes provisions prohibées dans un grand sac de nuit bourré d’oranges par-dessus. Ce qu’il me fut impossible de trouver, ce fut du papier de couleur pour dessiner aux deux crayons. Je courus partout ; je fis demander de ce papier-là où personne ne pouvait supposer qu’il y en eût… Je pouvais tout espérer du hasard… Il ne me servit pas, car aucun marchand n’en possédait même le souvenir, et sans une heureuse idée que me fit naître une caisse envoyée de Paris à un négociant, et dans laquelle se trouvaient des étoffes enveloppées dans un papier grossier, j’aurais été bien embarrassé. Je fis des albums avec ce trésor inattendu et tant cherché.

Le navire partait le lendemain dans la nuit. M. Benoît, que j’avais envoyé au consulat pour son passeport, ne parut pas de la journée. Le lendemain, au

  1. Manáos (N. S. da Conceicao de), Barra do rio Negro, capitale de la province qui porte ce dernier nom, située sur le rio Negro, au point de sa jonction avec l’Amazone.