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partant du Pará, la bonne pensée de donner à Polycarpe une somme d’argent égale à plus de la moitié de ses gages. Je voulais en faire autant pour les autres. Ce que je venais de voir, ce que je savais déjà de leur caractère, ne m’encouragea pas à persister dans mes bonnes intentions.

Nous avons poussé notre canot au milieu du fleuve, et notre pierre attachée à un long câble, fait avec l’écorce du piatoba, nous avons passé une nuit tranquille, au bruit des bourdonnements des moustiques blancs, qui de loin ressemblaient à un orage.

Pour la première fois nous avons rencontré sur la Madeira un canot monté par trois Indiens. Ils ont préféré un hameçon à de l’argent pour me vendre un poisson qu’ils venaient de tuer avec une flèche. Je n’ai rien mangé de meilleur en ma vie que ce poisson, rôti au bout d’une baguette, seule manière qu’emploient les Indiens.

Depuis hier nous avons des grains toutes les heures, mais ils ne rafraîchissent guère le temps. Je me suis remis à faire des croquis avec le gros papier d’emballage dont on m’avait fait présent. Tout en remontant, j’avais fait des albums, et comme les bois devenaient de plus en plus magnifiques, j’avais fait pagayer sur un des bords, n’ayant que l’embarras du choix.

Je voyais, entre autres bizarreries, d’immenses escarpolettes fleuries qu’habitaient des légions d’oiseaux, et qui avaient l’air d’être mises en mouvement par des bras invisibles. Sur des arbres énormes des centaines de nids pendaient comme des fruits et se balançaient au moindre souffle du vent. De presque chacun de ces nids sortait une tête armée d’un bec blanc et rose : c’étaient des caciques, Il m’a été facile de m’en procurer quelques-uns. Mais j’ai voulu essayer de faire manger les petits qui se trouvaient dans ces nids, et j’ai découvert sur chacun d’eux une particularité bien inattendue : ils avaient dans la chair une quantité de parasites ; quelques-uns en étaient presque dévorés. Une mouche dépose ses œufs dans ces nids, toujours en grand nombre ; ces œufs, d’une substance gluante, s’attachent au corps des jeunes caciques, et quand ils éclosent, la larve s’introduit sous la peau et s’accroît tellement que j’en ai trouvé de la grosseur d’un petit haricot. Ces pauvres petits oiseaux étaient enflés de tous côtés ; le trou qu’avait fait la larve était bouché par la partie postérieure, et il me fallait l’agrandir avec la pointe du scalpel pour la retirer.

Je fis pousser le canot bien au milieu du fleuve, un peu resserré en cet endroit ; nous mouillâmes notre pierre. Pendant la nuit un vent très-fort nous fit craindre d’être emportés, malgré la pierre, qui heureusement résista ; mais nous fûmes forcés d’aller nous amarrer sur un des bords, sans redouter cette fois les moustiques, toujours chassés par la plus faible brise. Les Indiens, ne pouvant résister à cette tourmente, s’étaient serrés les uns contre les autres et avaient tiré sur eux la grande natte. Heureusement il ne pleuvait pas. Mes pauvres singes poussaient des cris lamentables. Je m’étais bien couvert de mon manteau, n’ayant pas eu cette fois le désir d’aller m’installer en plein air ; mais il n’était fermé ni devant ni derrière, en sorte que le vent l’enflait quelquefois comme un ballon, malgré mes efforts pour le serrer autour de moi.

Le lever du soleil fit, contre l’ordinaire, tomber le vent ; on répara les avaries, on vida le canot ; je fis comme les autres avec ma calebasse, et nous reprîmes le large.

Nous avions passé toute la journée devant des éboulements de terrain ; presque tous présentaient l’aspect dont j’ai déjà parlé, de cirques ayant pour gradins ces couches de terrains mouvants, séparées par de grands arbres déracinés, retenus là par de nombreuses lianes qui les fixaient à ceux que le fleuve n’avait pas pu emporter. J’avais fait approcher le canot de ce côté : outre mon désir de faire des croquis, j’avais la chance de tuer quelque oiseau ou quelque singe, que je voyais de loin.

Bien que les Indiens n’expriment pas ce qu’ils pensent, j’avais cru voir que ce changement de rivage ne leur était pas agréable. Polycarpe pérorait alors. Cet affreux Polycarpe prenait dans ses narrations un air si doux, qu’il me faisait oublier sa figure féroce. Il commençait à parler sur un ton ordinaire, peu à peu sa voix baissait et il me semblait entendre au loin un chant mélodieux, ce n’était plus une voix humaine ; il me magnétisait ! Que disait-il ? Était-ce l’histoire des hommes de sa tribu, dépossédés des domaines de feuillage ou ils régnaient en souverains avant l’époque où les hommes blancs vinrent les en chasser ? Parlait-il de ces joies inconnues qu’ils iront retrouver dans un autre monde ? Je ne sais, mais on l’écoutait en silence ; la pagaie glissait sur l’eau. Souvent Polycarpe s’endormait, la main appuyée sur la barre du canot, et malgré moi et malgré l’antipathie que son mauvais vouloir m’inspirait, j’oubliais tout et je lui pardonnais… Mais il se chargeait de la transition. Cette fois, par exemple, il fut réveillé par ses camarades, qui ainsi que moi avaient vu, à un détour que le canot avait franchi, une terre blanche. En avançant je crus distinguer de grands oiseaux roses, que je pris d’abord pour des flamants. Le temps me durait d’être à terre ; plus nous approchions, plus je voyais de richesses à conquérir, entre autres un oiseau bien plus grand que les autres, perché sur une longue patte et qui avait l’air de dormir. À peine le bateau eut-il touché le fond, bien qu’il fût encore éloigné du sable sec, que j’étais déjà debout, disposé à sauter quand les Indiens auraient amarré le canot, selon leur usage. C’était, je crois, la seule circonstance où ils se pressassent un peu. D’ordinaire, le garde d’abord se jetait à moitié dans l’eau, avec ou sans shako, selon la hauteur du soleil ; puis les deux rameurs, pendant que Polycarpe, toujours prudent quand il s’agissait de travailler, cherchait un objet qu’il ne trouvait que quand il ne redoutait plus d’avoir à aider ses camarades.

Cette fois le garde n’avait pas quitté le canot, il regardait ; les rameurs attendaient, la pagaie à la main ; en me retournant je vis Polycarpe encore assis. Je lui dis : « Eh bien ! nous restons-là ? » Il me fit une réponse évasive. Les Indiens ne bougèrent pas. L’oiseau rouge s’était