Page:Le Tour du monde - 04.djvu/383

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mieux encore quand les Indiens le voyaient avant moi, ils se retournaient pour me l’indiquer, et Polycarpe dirigeait habilement le canot de ce côté, combinant avec intelligence le coup de barre qu’il avait à donner pour me mettre à portée de tirer, ce que je faisais toujours assis, sans trop me déranger, mon fusil étant posé devant moi ; l’Indien qui était du côté du rivage se baissait et je tirais par-dessus sa tête. Je dois avouer que je n’étais pas toujours très-adroit, avec un canot qui descendait ou remuait, malgré les efforts qu’on faisait pour le maintenir un peu fixe. Quelquefois des familles de singes me suivaient en sautant de branche en branche et faisant la grimace. Cette manœuvre avait lieu presque toujours quand le coup était parti.

Souvent j’étais obligé de rester inactif dans le milieu du jour. Le paysage n’était pas toujours assez pittoresque, surtout quand les baobabs bordaient les rivages de leurs troncs lisses et blancs et de leurs larges feuilles clair-semées. Je mettais alors de l’ordre dans mes ateliers ; les scalpels étaient repassés soigneusement, les crayons taillés finement ; il en était qui eussent pu rivaliser avec une aiguille ; je lavais soigneusement mes glaces et je n’oubliais pas non plus mes armes. Enfin ces journées-la n’étaient pas précisément perdues.

Une nuit paisible.

Quelquefois, après une journée brûlante, je m’asseyais sous ma tonnelle, je prenais mes deux singes sur mes genoux, ce qui pour eux était le bonheur suprême, d’autant plus que les oranges et les bananes, quand il y en avait, n’étaient pas épargnées. Je restais là bien avant dans la nuit, pendant que mes Indiens, qui avaient jeté la pierre au fond de l’eau, après avoir respiré la fraîcheur sur le rivage, dormaient. Ma petite embarcation s’enlevait en noir sur le fond uni et brillant du fleuve qui reflétait un beau ciel ; aucun cri ne se faisait entendre ; je pouvais penser que j’étais seul : mes singes avaient à leur tour cédé au sommeil. J’avais passé déjà bien des heures, à bord des navires, à contempler l’immensité, à regarder sans voir ou à suivre les différentes formes que prennent les nuages poussés par le vent. Mais alors il m’était impossible de m’isoler complétement ; j’avais des compagnons, j’entendais, au milieu de mes rêveries, le commandement d’un officier, le sifflet d’un contre-maître. Ici, rien ; la nature était muette ; ma barque semblait suspendue dans l’espace… Après avoir longtemps rêvé ainsi tout éveillé, je finissais toujours par m’associer au calme qui m’entourait, et je m’endormais à mon tour, pour me réveiller tout couvert de la rosée de la nuit. Je rentrais bien vite me sécher dans mon manteau en attendant le jour, le soleil et les aventures.

Biard.

(La fin à la prochaine livraison.)