Page:Le Tour du monde - 04.djvu/386

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

gaillardes, qui alors ne s’inquiétaient guère si leurs corsets ou leurs jupons allaient tout de travers. Leur bonhomie me réconciliait avec la race indienne.

Je savais que les Mondurucus habitaient les bords du Madeira ; on m’avait assuré qu’en remontant je trouverais des Araras, tribus dangereuses et ennemies des Mondurucus. Je voulais, à tout prix, rapporter quelques souvenirs palpables de ces peuplades non encore civilisées ; mais les renseignements me manquaient tout à fait. Aussi, me confiant à la destinée, comme les Turcs à la fatalité, je quittai Canoma et je fis prendre le large à mon canot.

Une Indienne Mondurucu.

Si mes Indiens ne réclamèrent pas, ils ne purent s’empêcher de montrer quelques signes de mécontentement quand j’ordonnai de ramer du côté de l’intérieur, d’où descendait le Madeira. Plus nous remontions, plus les arbres me paraissaient grandir. Quatre jours se passèrent sans aborder ; j’avais presque épuisé mes provisions, et j’attendais avec bien de l’impatience l’occasion de changer de position. Toujours des terres mouvantes, des arbres brisés. On m’avait dit à Manáos que je trouverais sur le Madeira, depuis l’embouchure jusqu’à Canoma, des provisions en quantité, surtout abondance de gibier, et je n’avais rencontré que les barques dans lesquelles j’avais acheté deux tortues et un poisson. Heureusement j’avais une provision de pain ; mais quand fut consommée celle qui se trouvait à ma portée, et que je dus recourir à celle que j’avais abritée sous mon parquet, je fus terrifié. Les pluies m’avaient déjà détérioré des objets sans importance en déteignant mes rideaux verts, dont la couleur avait fait tache sur d’autres effets ; mais je n’avais pas prévu un dommage plus grave : tous mes biscuits étaient collés les uns contre les autres, ne formant plus qu’un seul morceau gluant et de couleur bleu sale. C’était le commencement de mes privations. Je passai une partie de la journée à détacher chaque biscuit, et avec mon coui (moitié de calebasse) plein d’eau, que j’avais l’habitude de mettre dans mon chapeau pour le maintenir debout (car le coui est rond), je les lavai et enlevai autant que possible ce bleu, qui ajoutait au moisi naturel une apparence plus repoussante.

La cachassa, dont une partie m’avait été volée de nouveau, avait pu se renouveler à Canoma. Je donnais, outre la cachassa, des poignées de farine aux Indiens ; ils la mêlaient avec de l’eau, et cette boisson paraissait leur être fort agréable. J’avais augmenté leur portion et j’en donnais deux fois par jour avant mon coup d’État ; je n’en donnai plus qu’une fois ; il était très-prudent de ménager ma provision : j’ignorais tout à fait ce que je trouverais plus tard. En attendant mieux, je fis pousser le canot à terre pour faire une cueillette de limons et d’oranges que j’avais aperçus au sommet d’un monticule. Ces limons me servaient de vinaigre pour manger mon poisson salé et de boisson également : avec ma cassonade et mon coui rempli d’eau, je me passais très-bien de boire du vin. Mais peu à peu ce régime détruisit ma santé ; car si je buvais beaucoup, je ne mangeais presque pas. J’avais économisé mon fromage de Hollande ; un jour il fallut l’entamer.

Bien assis sous mon toit, que j’aurais pu, au commencement du voyage, appeler un toit de verdure, mais qui alors n’était plus qu’un affreux paillasson, je dessinai une petite place avec mon couteau sur la croûte du fromage et j’appuyai doucement dessus, comme on le fait pour enlever le couvercle d’un vol-au-vent. Je n’avais probablement pas appuyé assez fort ; je recommençai et, à chaque épreuve, j’ajoutais un effort de plus au précédent. L’arme inutile me tomba des mains ; un léger frisson me parcourut tout le corps. M’avait-on trompé ? Avais-je, par mégarde, acheté l’enseigne du marchand et pris un fromage de bois ? Non, ce fromage était bien un fromage ; mais il avait à un degré extraordinaire le sentiment de la résistance ; car, pour y goûter, je fus sur le point d’employer une vrille, afin de faire un léger trou au milieu. À l’aide d’une scie, une fois entré dans la place, il me vint une idée bien heureuse : je fis répandre dans le trou un peu de beurre qui, grâce à la température, était à l’état d’huile, et je pus augmenter, par ce moyen, à l’aide de mon couteau, l’ouverture ainsi détrempée. Je fis ce premier repas sous les yeux de mes deux singes, postés à une des fenêtres de leur observatoire. Ils avaient fait des trous au-dessus de ma tête.


Séjour aux bords du Madeira. — Portraits. — Un coati. — Les Ceranos. — Les Araras. — Le capitaine João. — Un jeune homme bon à marier. — Mes modèles prennent la fuite.

Je commençais à trouver que le temps passait vite et que les photographies ne me suffisaient pas. Il me fallait des Indiens et nous n’apercevions plus personne. Les