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et je le vis s’éloigner en montant un sentier très-escarpé ; il allait prévenir sa tribu : c’étaient encore des Mondurucus. Ces braves gens ne m’inspiraient aucune crainte ; toutes les fois que j’étais allé chez eux j’avais pensé ainsi.

Comme j’avais parlé au capitaine João de mon désir de peindre des hommes tatoués, il revint avec deux qui l’étaient de fraîche date. La trace profonde qu’ils avaient au milieu du visage était encore saignante. C’étaient le père et le fils. La couleur bleue dont ils se peignent me faisait paraître leurs yeux tout rouges, c’est-à-dire plus rouges, car effectivement ils étaient (je ne sais par quel procédé) de cette couleur, et malgré ces étrangetés, ces hommes avaient un air de douceur.

C’est ainsi que je passai ma première journée. Vers la fin de la soirée, au moment où je commençai à m’endormir, je fus réveillé par un bruit discordant et continu ; je voyais une grande lueur du côté des cases. Tout malade que j’étais, la curiosité l’emporta ; je me traînai comme je pus, en m’aidant de mon fusil, et j’arrivai pour assister à un étrange spectacle, que je ne compris pas. En attendant j’allai m’asseoir comme tout le monde.

La musique était composée de tambours et d’un instrument qui avait le son du flageolet. Tous les Indiens étaient assis en cercle ; au milieu un jeune homme de dix-sept à dix-huit ans se tenait debout et était l’objet d’une attention particulière. Il n’avait rien de remarquable, sinon qu’il portait au bras droit, au lieu de manche, un objet nommé tiptip ; c’est un étui fait en latanier, et qui peut se raccourcir ou s’allonger à volonté, en le resserrant ou l’ouvrant ; les Indiens s’en servent pour pétrir la farine de manioc. Il y en a de très-grands, mais celui-ci ne l’était guère plus que le bras, et était attaché fortement à la hauteur de l’épaule.

Naturellement je fis comme tous les assistants et, sans en connaître la cause, je me mis à regarder le héros de cette soirée, en me demandant où cela aboutirait. Au bout d’une demi-heure ce jeune homme, sur la figure duquel je n’avais vu aucune émotion, fut délivré de cette manche d’une espèce nouvelle. Son bras était prodigieusement enflé, et il sortit du lieu où il avait séjourné une demi-heure, une grande quantité de fourmis très-grosses et de l’espèce la plus dangereuse.

On entoura le jeune martyr et on le conduisit dans une case voisine, au son de la musique, qui, passant près de moi, me permit de distinguer de quoi étaient composées ces flûtes dont le son doux et mélodieux m’avait frappé. C’étaient des os de mort, il n’y avait pas à s’y tromper ; elles étaient ornées de grosses ailes de scarabées et pendaient au cou des musiciens, attachées par des cordelettes.

Mon ami João m’apprit que le jeune homme était à marier et venait de subir son épreuve. Il était reconnu bon pour le mariage.

Pendant trois jours que je fus sérieusement malade, je fis seulement deux têtes, que je ne terminai pas plus que la première. Mes deux modèles disparurent. Une autre fois je voulus essayer de peindre une vieille femme, mais elle se sauva aussitôt que je l’eus regardée un peu attentivement.

Toutes ces disparitions me devinrent suspectes, et j’en parlai au chef. Il fit appeler les deux Indiens et la vieille, et j’appris d’eux, par l’intermédiaire de João, une chose à laquelle j’étais loin de m’attendre.

Polycarpe, n’osant m’attaquer ouvertement, avait à Manáos même commencé un système de méchanceté sourde dont j’avais éprouvé les effets sans en soupçonner la cause. Quand un modèle paraissait disposé à poser, si je ne le peignais pas de suite, Polycarpe lui disait que, dans le pays des blancs, il croyait qu’il existait une grande quantité d’individus sans tête, et que j’étais chargé de m’en procurer le plus possible ; si bien que l’imprudent qui, pour un peu de tabac ou des colliers, se prêtait à ma demande, devait s’attendre à voir sa tête le quitter au premier jour, et aller rejoindre le torse auquel elle était destinée.

Un nouveau tour de Polycarpe.

Si j’avais été dans tout autre lieu, et non forcément livré à ce mauvais drôle, je l’aurais traité comme je l’ai fait plus tard ; mais j’avais à craindre d’être abandonné : déjà j’avais entendu des paroles échangées entre lui et les trois autres. L’odeur des forêts vierges, le goût inné pour la liberté qui n’abandonne jamais l’Indien, m’avaient fait faire souvent de tristes réflexions. J’étais complétement à leur merci.

Le brave chef qui, ainsi que tous ceux qui voyaient Polycarpe, l’avait pris en grippe, me conseilla de dissimuler. Je devais le ramener au Pará ; le président se chargerait de le punir.