Page:Le Tour du monde - 04.djvu/398

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foin. Ces amas arrêtés sur les arbres, à une grande hauteur, me faisaient penser à ce que devait être un débordement des eaux vers certaines époques de l’année dans ce petit fleuve Jourouti. Rien ne ressemblait, excepté les montagnes, à ce que j’étais accoutumé à voir. Chaque arbre paraissait changé en des millions de serpents. À la différence des formes ordinaires aux racines de mangliers, ici on ne voyait de tout côté que des enroulements. Tous ces arbres paraissaient n’en faire qu’un seul, et je regrettais bien le peu de temps que j’avais à donner aux croquis. Cependant je n’y pus tenir, j’en fis deux ou trois rapidement.

Après avoir remonté pendant plus de trois heures, je compris qu’il serait impossible de revenir avant la nuit, puisque après le fleuve venait un lac, et que la Fréguesia était de l’autre côté.

La nuit approchait quand nous entrâmes dans le lac ; mais dans aucune direction on ne pouvait voir la moindre habitation. Miguel paraissait fatigué ; cependant rien dans ses manières ne montrait qu’il fût mécontent.

Enfin nous aperçûmes au loin une lueur indécise, puis une autre : c’était le terme du voyage.

Le canot amarré, nous montâmes au milieu d’une vingtaine de cases, dont les propriétaires dormaient sans doute. L’église était au sommet d’une colline.

Le padre, gros garçon réjoui, me reçut fort bien quand je lui eus dit de quelle part je venais. Il possédait un serpent curieux. Il en fit chercher la peau, qui était en assez mauvais état ; quant à la tête, elle ne put se retrouver ; mais il eut la bonté de me donner la peau, en refusant de me la vendre.

Après le dîner, composé de tortue rôtie et d’un poisson très-délicat nommé arauaná, le padre me dit que si j’avais le temps de perdre quelques jours, il me conduirait à un grand lac assez près de la Fréguesia, dans lequel, les eaux se trouvant sans doute encore basses, je verrais la carcasse du plus grand serpent qui peut-être eût existé. Il avait au moins cent pieds de longueur…

… Cependant j’étais inquiet de mon canot ; je sentais bien vivement l’imprudence que j’avais commise. J’avais voulu faire oublier ma vivacité, j’avais montré à ce monstre de Polycarpe que ma confiance en lui était toujours la même, malgré sa velléité que j’avais cruellement réprimée de se sauver dans les bois. Ce fut sous cette influence et avec cette inquiétude, qui de moment en moment augmentait, que je pris congé du padre en le remerciant de sa cordiale hospitalité et du présent qu’il m’avait fait.

Nous nous embarquâmes, Miguel et moi, à quatre heures du matin, après avoir fait un rouleau de cette peau, qui, sans la tête, avait dix-neuf pieds. C’était fort grand, en comparaison des petits boas du Jardin des plantes.

En redescendant le fleuve j’avais, ainsi que le jour du bain aux caïmans, ou celui du gouffre, un pressentiment que je m’efforçai d’écarter. Malgré moi, je frémissais en songeant que peut-être je ne retrouverais plus mon canot.

Je vis de loin une montarie montée par trois femmes. Miguel leur demanda quelque chose que je ne compris pas, et j’entendis dans leur réponse le mot : macaque. Elles avaient vu mon canot et les deux singes.

Un quart d’heure après nous étions arrivés.

Les singes se mirent à crier ; Polycarpe dormait sans doute. À la place où la veille j’avais attendu étaient assises quatre personnes : un vieillard, un nègre, deux femmes, pour jouir probablement du spectacle que mon désappointement allait leur donner. Polycarpe s’était sauvé.

J’entrai tranquillement dans mon canot et, jetant rapidement les yeux sur les objets les plus précieux que je possédais, j’en fis en quelques secondes l’inventaire. Polycarpe m’avait volé un fusil que j’avais acheté au Pará, ainsi qu’un sabre qui servait à me tailler un chemin au besoin ; il m’avait également volé un sac de plomb, de la poudre, des capsules et une boîte dans laquelle j’avais du fil, des aiguilles, des boutons et des ciseaux.

Après tout j’étais heureux d’avoir retrouvé mon canot ; la fuite même de Polycarpe me mettait en bonne humeur ; et pour que ce misérable apprît combien il s’était trompé en croyant me jouer un mauvais tour, je distribuai de la cachassa à la société, et je fis dire par Miguel que j’étais satisfait d’être débarrassé d’un fainéant bon à rien : je soupçonnai qu’il s’était peut-être réfugié chez ces gens-là. Je dis ensuite adieu aux quatre Indiens et je pris une pagaie, décidé à ne plus la quitter jusqu’à mon arrivée à Obidos. J’allai m’asseoir à l’avant du canot, à côté de Miguel, et je lui dis en riant : Vamos ! à quoi il répondit sérieusement : Vaaoumoous ! et nous descendîmes le Jourouti avec une grande rapidité. À la nuit tombée nous entrâmes dans l’Amazone. Une heure après nous jetâmes à l’eau notre grosse pierre et nous ne tardâmes pas à nous endormir. Il était temps que je prisse un peu de repos ; je me sentais malade et mes forces ne pouvaient me soutenir bien longtemps.

Le jour suivant notre navigation fut facile et rapide : nous mîmes à la voile vers le soir, pour traverser et prendre terre sur une plage ou j’avais l’espoir de chasser un peu avant la nuit : mais je parcourus cette plage inconnue sans autre résultat que de me dégourdir les jambes, et nous passâmes la nuit sur le sable.

Le lendemain, après avoir pagayé toute la journée, nous fîmes des efforts pour atteindre une île opposée au rivage près duquel nous passions : car un orage lointain se préparait, le tonnerre grondait et il nous paraissait impossible de trouver un abri au milieu des arbres arrachés qui de ce côté encombraient les approches de la terre très-avant dans le fleuve. En peu d’instants et avant qu’il nous eût été possible de gagner l’autre bord, la tourmente fondit sur nous ; une pluie torrentielle mêlée de grêle nous fit craindre de voir remplir notre canot en peu de temps. Pendant que Miguel faisait couler notre pierre, ancre de salut, de toute la longueur du câble, moi, avec cette panella qui servait à tant d’emplois différents, je me mis à égoutter le canot. Les pauvres singes mêlaient leurs cris aux grondements de la tempête. Les