Page:Le Tour du monde - 04.djvu/40

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Cet homme n’avait eu que son fusil à préserver de l’eau ; il ne l’avait pas quitté, se bornant à l’élever de temps en temps, pour ne pas le mouiller. Il visa un objet que je ne voyais pas, et tira à bout portant sous le tronc d’arbre que j’allais essayer de franchir. Ce qui en sortit me fit reculer d’un pas. Je tombai à la renverse au milieu d’un tas d’épines. La douleur me fit me relever d’autant lus vivement j’étais en présence du fameux serpent souroucoucou. Il était blessé à mort ; ce monstre paraissait avoir une dizaine de pieds ; il brisait avec sa queue tout ce qui était à sa portée. Sa tête, épaisse comme un grouin de cochon, se dressait, et il faisait des efforts pour s’élancer sur nous, mais vainement : il avait la colonne vertébrale brisée. Je me souviens, comme si c’était d’hier, de l’effet que produisit sur moi cette gueule béante, montrant deux crochets de venin, dont la moindre atteinte nous eût donné instantanément la mort. Il se débattit une demi-heure. Les Indiens voulaient l’achever, mais mon parti était pris ; je tenais à l’emporter sans le détériorer ; sa blessure ne l’avait pas trop endommagé. Je le vis s’affaiblir insensiblement de lui-même et quand il ne fit plus aucun mouvement, je coupai une forte liane, car il ne fallait pas songer à demander aux Indiens de m’aider ; je m’approchai avec précaution, je touchai l’animal à la tête avec une branche, et m’étant assuré qu’il était bien mort, je lui passai la liane au cou en faisant un nœud. Les Indiens regardaient en silence. Ensuite je traînai longtemps le monstre, ce qui n’était pas facile : les divers objets attachés à mes épaules me fatiguaient, et le poids du serpent était considérable. Cependant l’Indien qui avait tué le souroucoucou m’offrit de m’aider, ce dont je fus fort aise, car je ne sais si mes forces m’eussent suffi pour continuer la route. La nuit tombée, les Indiens, avec l’instinct de la bête fauve, nous dirigeaient tout en taillant notre chemin. Souvent on entendait fuir des êtres qu’on ne pouvait apercevoir ; les chiens se serraient près de nous. De tous côtés on entrevoyait des objets de nature à effrayer : des feux pareils aux feux follets qui égarent le voyageur voltigeaient çà et là. J’eus la curiosité de connaître par quelle cause ils étaient produits. Je mis la main sur de vieilles souches pourries, et j’y pris quelques parcelles brillantes comme de longs vers luisants. Plus tard, quand je voulus en voir l’effet, le phosphore avait disparu.

Le souroucoucou.

Cependant je tirais toujours mon serpent, moitié seul, moitié avec l’Indien, mais quand nos guides eurent reconnu qu’ils étaient à peu de distance d’une case, ils me prièrent de laisser là ma proie, afin, disaient-ils, de ne pas attirer d’autres individus de la même espèce qui ordinairement suivent la trace du sang. J’accédai à leur demande, mais le lendemain, au point du jour, armé d’un scalpel et de mon bon vieux coutelas, je vins me mettre de tout cœur à l’opération que j’avais projetée ; j’attachai à une haute branche le souroucoucou, après lui avoir coupé la tête que je mis aussitôt dans un gros flacon rempli d’esprit-de-vin. À peine les Indiens eurent-ils compris ce que je voulais faire qu’ils se sauvèrent dans le bois, et pendant tout le temps que j’employai à dépouiller et à retourner la peau du serpent, ce qui fut assez