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vivre un jour de plus sous son toit, dussé-je aller mourir seul au milieu des bois !

J’entrai donc dans ma chambre ; j’enfermai tout ce qui m’appartenait dans mes malles, je mis les clefs dans ma poche et m’éloignai pour ne plus revenir.

Où aller ? Quel autre logement trouverais-je ? Qui me nourrirait ? N’importe ! La faim, la soif, la fatigue, les dangers, je saurai tout braver pour ne plus subir cette ignoble hospitalité. Tandis que je marchais à grands pas au hasard, mon estomac me fit comprendre vivement qu’il n’était point satisfait. Par bonheur, j’avais ramassé, la veille, en chassant, une vingtaine de goyaves : je m’assis près d’un torrent et les mangeai. Après ce frugal repas, et le premier moment de ma fière irritation passé, je me remis en route, non sans faire alors quelques réflexions assez peu agréables sur la situation où je me trouvais. Pendant plusieurs heures, je suivis à l’aventure des sentiers envahis par les hautes herbes. La nuit approchait ; j’entendais déjà des cris bien connus ; je me sentais accablé de fatigue, et la faim recommençait à m’aiguillonner. L’émotion passionnée qui m’avait soutenu d’abord s’était apaisée. Si je ne sortais pas bientôt de la forêt, je n’aurais d’autre ressource que de me coucher à terre… Ce n’était pas rassurant. Je redoublai d’efforts, et j’arrivai enfin à une grande clairière : des arbres en partie brûlés jonchaient çà et là le sol, où déjà de nouvelles plantes poussaient ; on avait essayé de construire en cet endroit une case ; elle était tout à jour comme une cage. Je fis fuir plusieurs animaux lorsque j’y entrai, mais je ne les vis pas. L’obscurité était profonde ; je me couchai dans le coin le plus abrité, et, malgré les souffrances de la faim, je m’endormis profondément. Je ne me réveillai qu’au lever du jour, en sentant une grande chauve-souris qui me battait le visage de ses ailes. Je me dressai rapidement pour la prendre : elle manquait à mes collections ; je ne pus la saisir.

Le jour précédent, si j’avais été plus calme, j’aurais du moins fui dans la direction des lieux que j’avais déjà explorés ; mais j’avais cédé au seul désir de ne plus être exposé à rencontrer mon hôte. Maintenant, il m’était indifférent d’aller d’un côté ou d’un autre. Après quelque temps de marche, je découvris des arbres chargés de goyaves : je fis avec ces fruits un repas copieux, et, par précaution, j’en remplis mes poches. Je continuai ensuite mes recherches. Enfin, des aboiements se firent entendre. J’allai du côté d’où ils venaient et j’arrivai devant une case. Une douzaine de chiens hargneux m’assaillirent, mais ils étaient si poltrons qu’au premier geste que je fis ils se sauvèrent en hurlant. J’entrai dans la case ; il ne s’y trouvait personne : les habitants, toutefois, ne devaient pas être bien éloignés, car je voyais, sur de la cendre chaude, cuire doucement quelques-unes de ces grosses bananes qu’on mange rarement crues. Je m’assis ; une demi-heure après, les chiens aboyèrent, puis deux hommes armés de fusils entrèrent avec trois femmes, dont l’une était très-vieille. Par grande fortune, ces Indiens-là parlaient un peu le portugais. Je leur souhaitai le bonjour le plus gracieusement possible. Puis, me rappelant avoir entendu dire qu’un vieil Européen habitait de ce côté, je leur demandai s’ils le connaissaient. Ils ne me comprirent pas. Était-ce ma faute ou la leur ? Je ne savais. Les deux hommes se consultèrent. Pendant ce temps, les trois femmes, confiantes dans leurs défenseurs, attisèrent le feu, retournèrent les bananes, en placèrent deux des plus belles sur une feuille de manioc, et l’une d’elles vint me les offrir. De leur côté, les hommes déposèrent leurs fusils contre la paroi. Les chiens eux-mêmes, qui jusque-là n’avaient cessé de grogner contre mes jambes, commencèrent à s’apaiser. Un des deux Indiens trouva moyen de me dire que ce que j’avais demandé était pour eux inintelligible. Alors, je crus devoir mêler à mon détestable portugais, une pantomime savante et animée. Pour indiquer le blanc que je cherchais, je me montrais modestement, je portais le bout de mon doigt contre mon visage, et je disais, dans mon langage très-rudimentaire : « Où demeurer celui qui est blanc comme moi ? » J’oubliais que j’étais couleur pain d’épice.

À la fin, à travers mes gestes ou mes paroles, ma pensée se fit jour, car l’un des hommes reprit son fusil et me fit signe de l’accompagner. Après une heure de marche sur un terrain qui paraissait avoir été cultivé, mon guide frappa à la porte d’une baraque d’où sortit un bonhomme que j’aurais volontiers embrassé, parce qu’il me demanda en espagnol ce que je désirais. Nous causâmes longtemps. Je lui exposai mon projet de vivre seul dans le bois si j’y trouvais une case. D’abord il essaya de me décourager. Je tins bon, et il me conduisit à un endroit où se trouvaient plusieurs cases. Deux Indiens en ce moment ajoutaient à l’une d’elles une petite chambre. La case était composée, selon l’usage, de légers troncs d’arbres, de parois faites de petites branches horizontales, attachées aux troncs par des lianes et recrépies avec de la terre détrempée. Le toit était couvert de branches de palmier. J’entrai dans la petite chambre d’où on avait tiré la terre à recrépir, si bien que j’y enfonçai jusqu’à la cheville. Je déclarai néanmoins que c’était là que j’étais déterminé à établir mon domicile. Le bonhomme me dit que je voulais donc y mourir. Mais je lui répondis que tout me paraissait préférable à la nécessité de retourner dans la demeure du signor X… Voyant que je ne changerais pas de résolution, il demanda pour moi cette loge humide, que l’on m’octroya sans exiger aucune rétribution, et, de plus, il me procura pour serviteur un jeune garçon nommé Manoël. Enfin, il décida trois hommes à aller chercher mes malles à la case de l’Italien, qui se trouvait beaucoup moins éloignée que mon voyage en zigzags dans la forêt ne me l’avait fait supposer. Le bonhomme eut encore la complaisance de me donner un banc, quelques bananes, un morceau de lard complétement gras et de la farine sèche.

Le lendemain, les deux Indiens arrivèrent avec mes malles. Le signor X… avait fait triste mine en apprenant ma résolution. Entouré de voisins dont il s’était fait des ennemis, il avait répandu le bruit que j’étais un