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embrasées de la Mésopotamie, à une époque de l’année déjà avancée ? — Le mois de juin commençait, la course était longue, et des chaleurs excessives m’attendaient au pied des monts qui défendent le nord de la Perse contre les courants enflammés du sam, lorsqu’il a balayé le sable du désert et qu’il pousse devant lui les exhalaisons empestées des sources bitumineuses. Cependant il fallait partir, et l’attrait du nom de Bagdad, joint aux souvenirs de Babylone ou de Sémiramis, effaçait à mes yeux les difficultés ou les peines de ce rude voyage.


Kurdistan. — Suleïmanyèh.

J’avais formé ma petite caravane. Elle se composait de quelques chevaux de selle pour mes gens, et de mulets de bât pour les bagages. Trois ou quatre muletiers accompagnaient leurs bêtes, et devaient me servir de guides.

Partis le 4 juin 1841 de Tabriz, nous avions, en le contournant, côtoyé le lac d’Ourmyah, et nous nous étions engagés dans le réseau serré des montagnes du Kurdistan. Après avoir, pendant quelques jours, suivi les sentiers accidentés qui serpentent dans leurs défilés, nous commençâmes à descendre en suivant les pentes méridionales des monts Kardouks. Le pays changeait d’aspect : au lieu des rocs sévères, çà et là recouverts de tapis de verdure, qui ne pouvaient que faiblement faire illusion sur leur aridité habituelle, les montagnes se couvraient d’une végétation active, puissante, au milieu de laquelle se faisaient remarquer une grande quantité de cette espèce de chênes qui produisent la noix de galle, et d’arbustes qui donnent la gomme.

Nous traversions alors une contrée dont les limites sont mal déterminées, et qui forme une zone dont les habitants, à peu près indépendants, n’obéissent à aucune autorité, ne se reconnaissent sujets d’aucune puissance, mais se rangent tour à tour, et selon leur intérêt du moment, sous le sceptre du châh, ou sous celui du sultan. Nous y rencontrions peu de villages, la vie nomade convenant mieux à des populations qui veulent vivre en état d’indépendance. Plier les tentes, et, en quelques heures de marche, passer sur un sol reconnu inviolable, est pour elles une ressource qu’elles se réservent toujours pour échapper au pouvoir qui les gêne. Contrairement à ce qui nous était arrivé à notre dernière halte sur le territoire persan, où nous avions eu à nous plaindre des autorités, nous fûmes accueillis d’une façon très-hospitalière par le ket khodâh, maire du premier village turc ou nous nous arrêtâmes. Abdoul-Rhaman-Bek, c’était son nom, vint courtoisement au-devant de nous, et nous conduisit à notre logis qu’il avait fait préparer et où il voulut pourvoir à tous nos besoins. Nous étions, selon l’usage du pays, dans la belle saison, installés dans une grande cahutte faite avec des cannes, et couverte de branches d’arbre dont le feuillage donnait de l’ombre sans intercepter l’air. Elle était très-bien disposée et assez spacieuse pour que nous y fussions tous réunis avec nos chevaux. Nous pouvions désormais coucher en plein air. La tiédeur des nuits et la pureté du climat nous y invitaient, de préférence aux maisons qui, pour la plupart, étaient loin de réunir toutes les conditions désirables de comfort et de propreté.

Le lendemain, au moment de mettre le pied à l’étrier, notre hôte vint nous offrir pour guide son propre frère avec lequel nous partîmes. Nous fûmes bientôt rejoints par un nouveau compagnon de voyage qui me demanda la faveur de prendre place dans ma caravane : c’était un vieux mirza[1] de Kerkouk, enchanté de trouver enfin l’occasion qu’il attendait depuis plusieurs jours, de ne pas faire seul la route fort peu sûre qu’il avait à parcourir jusqu’à sa destination. Nous traversions un pays couvert de bois, que notre guide nous dit être extrêmement dangereux à cause des voleurs. Les accidents de terrain se succédaient de façon à faciliter les embuscades, et les ravins tortueux que nous avions à franchir à chaque pas, étaient autant de lieux propices à des attaques. Je dus constamment marcher avec mes bagages, et deux de mes muletiers faisaient, à quelque distance en avant, le service d’éclaireurs. Ils s’avançaient avec précaution, le fusil haut et prêt ; et, à la manière dont ils sondaient les moindres plis du sol, on voyait que ce pays, qu’ils connaissaient d’ailleurs, ne leur inspirait aucune confiance. Néanmoins nous ne fîmes aucune rencontre fâcheuse.

À la fin de la journée, nous aperçûmes devant nous un village entouré d’une belle végétation ; ce devait être notre halte, et, à l’aspect des vignes cultivées aux alentours, nous en augurions un assez bon gîte. Quel fut notre désappointement en n’y trouvant que des ruines ! Nous ne pûmes y avoir d’autre abri qu’un bouquet d’arbres sous lesquels nous nous établîmes, au milieu des tombes d’un cimetière.

Le jour suivant, de ravin en ravin, après avoir franchi plusieurs sommets, monté et descendu des montagnes qui se reliaient entre elles, et aperçu, à notre droite, les cimes neigeuses de Ravandouz, nous atteignîmes Suleïmanyèh. Cette ville — on lui donne ce nom quoiqu’elle ne le mérite guère — est située au pied du versant méridional des monts Khoïdjâh qui se rattachent, dans le nord, aux montagnes élevées appelées Kardouks ou des Kurdes, et qui, dans le sud, rejoignent la grande chaîne du Zagros, frontière occidentale de la Perse.

Suleïmanyèh est dans une sorte de plaine ou large vallée coupée de tous côtés par des ravins, et dont l’aridité lui donne un aspect des plus désolés. Elle est le chef-lieu d’un des sandjaks ou gouvernements du Kurdistan turc, et la résidence d’un pacha indépendant de la Porte, ou pour mieux dire, feudataire du sultan, sans tenir de lui ni son titre, ni son autorité qui sont héréditaires dans sa famille. Le territoire de Suleïmanyèh a été

  1. On appelle mirza un lettré, un homme de bonne naissance.