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fut jamais, le capitaine P…, profitant des premières lueurs du soleil et des dernières heures de sommeil des féroces habitants de l’île, débarqua au lieu du campement et fit dans les environs quelques recherches en faveur de ses malheureux compagnons. Il trouva le campement dévasté, et pas un être vivant, pas même un cadavre. Regagnant alors l’îlot du Refuge il exposa aux Chinois son avis sur la situation, et leur demanda s’ils ne jugeaient pas que le mieux était, dans l’intérêt commun, qu’il partît avec les onze marins qui lui restaient pour tâcher d’atteindre l’établissement anglais d’Australie le plus voisin et d’y fréter un navire afin de venir ensuite les recueillir et les sauver.

La proposition fut acceptée : il était difficile de faire prévaloir un autre avis. On convint ensuite que les Chinois resteraient en possession des vivres arrachés au naufrage et qui pouvaient les nourrir à la courte ration pendant une semaine au plus. Ceux qui partaient n’avaient à emporter qu’une douzaine de boîtes de conserve et la provision d’eau douce que pouvaient contenir trois paires de bottes de mer. Les fusils et les munitions restaient aussi entre les mains des Chinois.

Nous allons abandonner ces malheureux pour suivre le capitaine P… ; plus tard on connaîtra leur sort.


Aventures de la chaloupe. — Une boîte aux lettres dans un îlot désert. — Vol de la chaloupe. — Les Français sont faits prisonniers par des insulaires australiens. — Ils sont délivrés par un navire anglais et transportés à la Nouvelle-Calédonie.

Le capitaine P… et ses compagnons entreprenaient un voyage de trois cents lieues dans une embarcation un peu plus grande que celles que des amateurs parisiens font voguer sur la Seine avec non moins de succès et beaucoup moins de péril. Après douze jours d’angoisses physiques et morales pendant lesquels les naufragés eurent recours à l’eau de mer et à un autre liquide plus nauséabond pour humecter leur bouche desséchée, ils prirent terre en vue du cap Flattery sur la côte australienne. Ils n’y trouvèrent pour se restaurer que quelques fruits sauvages et des coquillages marins, mais ce qui leur semblait le plus précieux des biens, ils découvrirent de l’eau douce.

Plusieurs jours durant on navigua vers le sud pour atteindre un établissement anglais. On atterrissait chaque soir pour boire, manger et dormir. Autant que possible on relâchait dans un des îlots dont ces parages sont semés ; on s’y procurait toujours à manger tant bien que mal, mais pas toujours à boire. Un jour, la soif l’emportant sur la crainte des sauvages, on aborda le continent. La discipline faisait défaut dans cette petite société de gens exténués et plus ou moins démoralisés ; chacun agissait à sa guise et se dirigeait vers le lieu qui semblait lui promettre le plus de chance de ressources. Quand, vers le soir, on se réunit à la chaloupe, un individu manquait à l’appel, c’était le mousse ; on l’appela, on le chercha, on ne le trouva point et le lendemain matin on reprit la mer. Le jour suivant, un homme mourut dans le délire du désespoir et de l’épuisement.

Le 3 octobre 1858, après avoir lutté contre le vent contraire pendant plusieurs jours, on renonça à faire route au sud et on piqua vers le nord pour gagner le détroit de Torrès, où le vent semblait vouloir pousser les naufragés.

Ce détroit de Torrès, qui sépare la côte septentrionale d’Australie de la Nouvelle-Guinée donne accès de l’océan Pacifique dans la mer des Indes.

Le premier port européen que l’on trouve après être sorti du détroit de Torrès est Timor ; c’était là le but et le terme projeté des pérégrinations du frêle esquif. Mais le détroit de Torrès lui-même offrait aux naufragés un secours en quelque sorte providentiel.

Sur l’îlot Booby situé par 10° 36′ 30″ de latitude sud et 141° 35′ 6″ de longitude est, l’amirauté britannique a fait placer des approvisionnements pour les naufragés de toutes nations et une boîte aux lettres. Un mât au sommet duquel flotte le pavillon anglais appelle l’attention des navigateurs que leur route conduit en ces parages, ou qu’un sinistre récent y attire à la recherche de vivres. Au pied du mât est un baril recouvert d’un capot goudronné sur lequel est écrit Post-office. C’est une boîte aux lettres où l’on trouve de l’encre, des plumes, du papier, des livres et un sac pour y déposer ce qu’on croit utile d’écrire. On trouve en outre dans le même baril des cigares, du sucre, du thé, du sel, du tabac. Dans la grotte qui est au pied du mât sont des provisions de bouche ; bœuf et porc salé, biscuit, rhum, eau potable.

Un registre, déposé près des provisions, a pour titre : Registre de l’asile des naufragés. « Les marins de toutes les nations sont invités, est-il écrit sur ce registre, à inscrire toutes les informations qu’ils pourront donner sur le détroit de Torrès[1]. Les capitaines sont priés d’entretenir les ressources de l’asile des naufragés. »

Dans les endroits les plus propices de l’île on a planté des oignons, des patates et des citrouilles.

Dans la cave qui est sous le vent de l’île on a emmagasiné une grande quantité de vêtements. — Enfin sous le vent de l’île on a ouvert des puits d’eau potable.

Peut-être les renseignements précédents pourront-ils servir un jour à quelque personne qui ne s’y attend guère.

Dieu vous garde, lecteurs, de jamais en avoir besoin ! Et répétez-vous chaque jour le mot de Rabelais pour en faire votre profit : « Bienheureux sont planteurs de choux ! »

Mais revenons à nos infortunés compatriotes.

Le 5 octobre au soir, ils halaient leur chaloupe sur la grève d’un îlot où ils se proposaient de passer la nuit. Le lendemain au réveil, plus de chaloupe ! on regarde autour de soi, on interroge de l’œil la surface de la mer jusqu’à l’horizon, pas de chaloupe ! La bosse qui la retenait avait été coupée. Hélas ! les malheureux se croyaient seuls sur l’île : leur erreur fut de courte durée. Des indigènes du continent venus sans doute par hasard sur l’îlot pour y pêcher, voyant arriver des étrangers s’étaient ca-

  1. On sait que les travaux madréporiques s’exhaussent dans le détroit de Torrès de manière à faire craindre que la navigation n’y soit tout à fait entravée dans un avenir plus ou moins éloigné