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times. Les meurtriers avaient arraché la queue de chaque Chinois encore vivant, puis l’avaient égorgé à coups de lance et enfin s’en étaient partagé les lambeaux palpitants.

Ces affreuses explications que notre compagnon parvenait à nous faire comprendre sur le théâtre même de l’événement nous furent confirmées et développées plus tard à Sydney par un interprète. Voici exactement ce qui avait eu lieu :

Tant que les pauvres naufragés avaient pu se sustenter sur l’îlot du Refuge, ils étaient restés sourds aux invitations insidieuses des sauvages, qui étaient venus rôder en pirogues autour d’eux et les convier à passer sur la grande terre pour avoir de l’eau et des vivres. Par un de ces prodiges d’industrie, je voudrais dire d’ingéniosité, dont la nécessité seule peut donner le secret :

« Nécessité d’industrie est la mère, »

les Chinois étaient parvenus à se faire de l’eau potable au moyen d’appareils distillatoires improvisés avec de grosses conques marines et des bouts de manches de cuir provenant du Saint-Paul. Ils avaient en outre coupé et creusé les deux arbres un peu plus gros que les broussailles dont le sol était couvert pour en faire des réservoirs de l’eau pluviale qu’ils recevaient sur la toile des tentes. Mais enfin ayant épuisé les quelques vivres arrachés au naufrage et les bancs de coquillages qui avoisinaient l’îlot ; ayant déjà vu deux de leurs compagnons mourir de faim ; les plus hardis ou les plus désespérés accédèrent aux perfides avances des sauvages et s’embarquèrent avec eux. Ceux-ci, qui ne pouvaient et ne voulaient d’ailleurs prendre qu’un très-petit nombre de passagers à la fois, les emmenaient trois par trois, à l’ancien campement, où les Chinois demandaient à être conduits. Là, une troupe nombreuse fondait sur ces malheureux exténués et les sacrifiait de la façon la plus barbare, puisqu’elle poussait la rage de la férocité et d’une sensualité horrible jusqu’à les rompre de coups pour amollir la chair vivante dont elle se préparait à se repaître.

Un des matelots meurt dans la chaloupe du Saint-Paul (voy. p. 83). — Dessin d’Hadamard.

Les cris des victimes ne pouvaient parvenir jusqu’à l’îlot, distant de un ou deux kilomètres, et quelques arbres touffus dérobaient le massacre à la vue des infortunés demeurés sur le rocher. Ce fut ainsi que successivement trois cents et quelques hommes purent être massacrés sans combat. Quatre seulement, ai-je dit, furent épargnés parce qu’ils avaient été adoptés par des chefs.


Représailles et départ.

Le théâtre de cette boucherie humaine soulevait nos cœurs. Nous eûmes hâte de le fuir, et bientôt, reprenant notre marche vers le navire nous arrivâmes à l’embou-