Page:Le Tour du monde - 05.djvu/350

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sole. La jicara est une tasse faite avec l’écorce d’un fruit, et le posole est une pâte de maïs cru délayée dans de l’eau. C’est une boisson assez insipide, mais rafraîchissante ; j’en consommai d’énormes quantités par la suite : elle possède le double avantage de nourrir et de désaltérer.

Après une halte d’une demi-heure, le vénérable curé se sentant mieux, nous reprîmes le sentier ; deux heures après nous arrivions à Piste, village frontière à une lieue des ruines, qu’on distinguait dans l’éloignement. Nous avions une soif ardente et une faim canine, et malgré l’envoi d’un Indien qui devait mettre le village en réquisition, nous ne trouvâmes rien de disposé pour nous recevoir. Je m’en étonnai peu du reste en voyant la misère du pauvre pueblo, composé de quelques huttes indiennes et portant comme aux alentours la trace indélébile du passage des Indiens révoltés.

Pendant que le sergent, institué le majordome de l’expédition, s’empressait de réparer la négligence de notre émissaire, je montai sur la voûte de l’église, encore debout, afin de jeter un coup d’œil sur les alentours et prendre vue des ruines qu’on apercevait au loin. De là je distinguai fort bien ce que je sus plus tard s’appeler le château, le palais des Nonnes ; sur la gauche, le Caracol, l’Escargot, dont je donnerai la définition plus tard, et la prison, dont nous donnons le dessin. J’examinai l’église, entièrement composée de pierres enlevées aux temples et aux palais dont j’allais étudier les ruines. Il y avait là de fort jolies choses : de petits bas-reliefs représentant des guerriers dans toutes les positions, la tête ornée de plumes et de coiffures bizarres, le nez percé d’une pierre ou d’un morceau de bois. On remarquait aussi beaucoup de fragments de cette ornementation formée de pierres dentelées, distribuées en carrés, avec une rosace au milieu, genre affectionné par les artistes indiens et que l’on retrouve dans tout le Yucatan.

J’entrai aussi dans l’église, un sentiment pieux m’entraînait vers le pauvre sanctuaire : j’avais besoin de prier le Seigneur qu’il me donnât la force et qu’il me permît de secouer cette effroyable tristesse qui m’avait envahi à l’aspect de ces lieux désolés. J’avais aussi à remercier la Providence de la protection toute spéciale qui, depuis deux ans de voyage, m’avait garanti contre les maladies dangereuses et contre les accidents si fréquents dans ces contrées à demi sauvages.

J’entrai : mon vénérable compagnon m’avait précédé ; cette église était de sa juridiction, et c’était la première fois qu’il venait à Piste : il voulut néanmoins m’en faire les honneurs. L’église était nue, les platras des murailles tombaient par larges plaques, et quelques bancs vermoulus attestaient l’abandon du saint lieu. Le chœur, comme dans toutes les églises du Mexique, était composé de colonnes torses, droites, cannelées, superposées, avec chapiteaux composites s’élevant jusqu’à la voûte ; mais les dorures étaient ternies par le temps ou noircies par la fumée. L’autel se dressait sans nappe, dans une désolante nudité, et la porte du tabernacle gisait au loin dans la poussière. Deux candélabres en bois, dénués de cierges, et puis, au pied des premières marches de l’autel, un christ courbé sous sa croix complétaient ce tableau de désolation. Le jour venait de gauche par la porte ouverte et l’église était pleine de tristesse sombre qui ajoutait à l’effet. Jamais émotion plus poignante ne s’empara de moi à la vue de ce Dieu misérable. Je me jetai à genoux et les larmes me vinrent aux yeux. Une tunique ignoble, jadis bleue, incolore et en lambeaux couvrait à peine ses membres décharnés ; ses cheveux, souillés de boue, s’échappaient en mèches collées de sa couronne d’épines ; le sang ruisselait en gouttes noirâtres sur sa divine figure, et toutes les insultes de l’humanité semblaient avoir profané sa face endolorie. C’était bien le Dieu des Indiens, de ces pauvres opprimés ; l’expression de souffrance et de misère était atroce. Oh ! c’était bien là le crucifié à l’agonie, la personnification de toutes les douleurs, et celui-là était un grand artiste qui sculpta le christ de Piste !

Les Indiens avaient-ils respecté leur ancien Dieu, ou s’étaient-ils enfuis épouvantés devant cette immense infortune ?

Comme nous sortions, on vint nous avertir que le dîner nous attendait ; il était servi dans la sacristie et se composait de tortillas, de haricots et d’œufs ; j’avais quelques bouteilles de staventun, liqueur exclusivement yucatèque, miel distillé avec de l’anis, qui nous servit de dessert. — Quelques petits garçons nous apportèrent d’énormes ciruelas.

Je me mis immédiatement à l’ouvrage, préparant des produits pour le lendemain, examinant la chambre noire, mes développants et les fixateurs. La nuit vint ensuite ; elle fut ravissante, nous dormîmes la porte ouverte, doucement bercés dans nos hamacs.

À cinq heures j’étais sur pied ; les Indiens, chargés, n’attendaient plus que l’ordre de partir. Une douzaine d’entre eux, armés de haches, nous suivaient aussi pour couper les bois et dégager les monuments ; quelques soldats, de station au village, se joignirent à notre petite troupe, qui s’ébranla tout entière, formant un total de quarante-cinq personnes.

Le guide nous conduisit directement au palais des Nonnes, le plus considérable des monuments de Chichen-Itza[1], dont nous reproduisons les façades (voy. p. 345 et 348). On fut obligé d’ouvrir un passage au machete. Ce ne fut pas sans peine que nous arrivâmes, déchirés par les ronces et le corps couvert de garrapatas, espèce de gros pou de bois qui s’enfonce dans les chairs comme ses confrères, et dont on a toutes les peines du monde à se débarrasser. Je m’installai dans l’une des pièces parfaitement conservées du palais ; on posa des sentinelles au loin, afin de prévenir toute surprise, et les Indiens se mirent au travail. Une fois mon cabinet noir

  1. Cette ville, qui obtient aujourd’hui une si grande célébrité au point de vue archéologique, faisait partie de l’antique empire de Mayapan, détruit vers l’année 1420 de notre ère. Chichen-Itza était parvenu à conserver son indépendance jusqu’à la fin du dix-septième siècle. Elle tomba entre les mains des Espagnols le 13 mars 1697. Pendant plusieurs heures, ses temples furent livrés au pillage. (Voy. Juarros, t. II, p. 146.)