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datent de la même époque, fut gouverné par des curacas ou caciques, dont la domination relevait de l’Inca régnant. En 1538, le 5 juillet, Pedro Anzurez de Campo Redondo, un des aventuriers venus en Amérique à la suite de Pizarre, jetait bas ce village et édifiait une ville à sa place.

Depuis cette époque, Arequipa, huit fois ravagée partiellement et trois fois bouleversée de fond en comble par les tremblements de terre, a changé deux fois d’emplacement. Hâtons-nous de déclarer pour l’honneur du cône Nisti, au pied duquel la ville est édifiée, que ce volcan n’est pour rien dans le remue-ménage dont Arequipa a eu tant à souffrir. L’auteur de ses maux est le Huayna-Putina de la vallée de Moquehua, cette montagne ignivome que des géographes doués d’une foi robuste ont transportée dans la vallée de Coripuna.

La plus violente éruption du Huayna-Putina eut lieu en 1603. Les premiers signes de la tempête volcanique s’annoncèrent par de sourdes convulsions intérieures, qu’une relation manuscrite, conservée jusqu’à ce jour dans les archives du couvent de Santo-Domingo, compare à des tranchées de bas-ventre. Vueltass y revueltas de barriga, dit gravement le texte. Ces tressaillements souterrains, accompagnés de coups de tonnerre à briser le tympan, furent suivis de pluies torrentielles qui tombèrent pendant quatorze jours. Alors le volcan se mit à lancer des tourbillons de cendres, de pierres et de sable, d’une densité et d’une étendue telles, que la lumière du soleil en fut obscurcie. Cette effroyable tempête dura quarante-cinq jours. La ville d’Arequipa, complétement détruite, fut recouverte, ainsi que sa vallée, d’une épaisse couche de cendre. Les rivières voisines, obstruées par le sable et les pierres, changèrent de cours, abandonnant sur leurs plages des milliers de poissons morts qui occasionnèrent dans le pays une modorra ou épidémie. Enfin, au delà de Quellca, l’embouchure de la vallée, les eaux de la mer se teignirent, à plus de trois lieues au large, d’une couleur grisâtre, et Lima, la ville des rois, distante de deux cent vingt lieues, put compter, par les détonations qui de minute en minute ébranlaient le sol, toutes les phases de l’agonie d’Arequipa.

Chola (blanchisseuse).

La ville actuelle, de figure assez irrégulière, occupe une aire d’environ vingt-quatre mille mètres carrés. Elle est divisée en cinq quartiers qui se subdivisent en quatre-vingt-cinq îles ou cuadras, et donnent un total de deux mille soixante-quatre maisons, pour une population d’à peu près dix-sept mille âmes. Parmi ces maisons, on compte neuf cent vingt-huit cabarets, chiffre qui tout d’abord peut sembler élevé, mais qui n’a rien que d’ordinaire, si l’on songe à la soif ardente que doivent éprouver des gens vivant, croissant et se multipliant sur un volcan. Les quartiers de la ville, Santo-Domingo, San-Francisco, la Merced, San-Agustin et Mirallores, ont chacun une église et un couvent d’hommes, sans préjudice de trois couvents de femmes, d’un béguinage placé sous l’invocation de saint François, et d’une maison d’exercices spirituels, où pendant la semaine sainte le beau sexe d’Arequipa vient se flageller rudement, en souvenir de la passion de Jésus-Christ. Les oisifs de la ville, instruits de cette circonstance, ne manquent pas, quand la nuit est venue, de stationner sous les fenêtres de la pieuse demeure et de prêter l’oreille aux coups de martinet que les femmes s’appliquent l’une à l’autre au milieu des ténèbres, en accompagnant cette opération de cris suraigus.

Les églises et les couvents, construits en prévision des tremblements de terre, se recommandent peu par leur architecture. La moitié de leurs murs seulement est en pierre de taille ; tout le reste n’est que charpente, plâtre ou torchis. La disposition intérieure des couvents est toujours celle d’un carré plus ou moins parlait, avec un cloître quadrilatéral sur lequel ouvrent les cellules. Le plan des églises est celui d’un T majuscule, l’antique Tau, ou d’une croix latine. La plupart n’ont qu’une nef, sans bas côtés ; leurs voûtes en berceau, élevées tout au plus de douze à quinze mètres, sont quelquefois renforcées par des arcs-doubleaux et supportées par des murailles généralement lisses, de sept à huit pieds d’épaisseur. Au point de vue architectonique, l’intérieur de ces églises est sans doute un peu nu, mais cette nudité est rachetée et au delà par l’ornementation de leur façade, où l’architecte, ne craignant plus de compromettre la solidité de son œuvre, a combiné, selon le logarithme qui lui convenait, les oves, les volutes, les choux-fleurs et les chicorées, les pots à feu et les balustres, les urnes et les cippes, les acrotères et les pyramidions qui caractérisent le goût hispano-lusitanien des dix-septième et dix huitième siècles. Tous ces joujoux, qu’à distance on croirait tournés plutôt que sculptés, sont blanchis au lait de chaux, et, placés sur la saillie des lignes droites comme sur des tablettes, ont l’air de ces pièces d’échiquier en ivoire que cisèlent les Chinois et les gens de Dieppe.

Si l’art et le style font défaut à ces monuments, ils y suppléent par un grand étalage de richesses : l’or, l’argent, les pierreries, les étoffes somptueuses, sont prodigués sur les autels et les vêtements des Icones. Les Christs, et le calendrier péruvien en compte plusieurs, celui des Remèdes, des Tremblements de terre, de la Bonne-Mort, etc., ont des jupons en point d’Angleterre, des couronnes d’acacia triacanthos, dont chaque épine est une émeraude longue de cinq pouces, des clous de diamant qui les retiennent à la croix, et des sillons de rubis pour figurer le sang de leurs plaies. Les saintes Vierges, encore plus nombreuses, ont des robes à paniers et des manteaux de cour en velours, en brocart,