Page:Le Tour du monde - 06.djvu/128

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

mains en mains, tellement que les charbons, amoncelés sur ces énormes pipes, tombent souvent et occasionnent des accidents terribles, qu’il est surprenant de ne pas voir plus nombreux.

Peu de temps avant mon départ une forte détonation, suivie d’une grêle de débris accompagnée d’une épaisse colonne de fumée, annonça un malheur dont on me raconta ainsi la cause :

Un homme était entré chez un artificier et avait acheté de la poudre ; voulant l’essayer, il avait amorcé fortement son fusil, puis ayant sans doute oublié la charge qui en emplissait le canon, il avait tiré au-dessus d’une agglomération de fusées, lesquelles prenant feu instantanément avaient enflammé une provision de poudre remplissant une jarre découverte, ce qui produisit l’effet d’une fougasse. Le magasin et une douzaine d’autres boutiques furent subitement réduits en décombres, d’où l’on retira de nombreux cadavres. Quand j’arrivai, je fus saisi d’effroi à l’aspect de cet horrible tableau, comparable au sommet d’une brèche à l’issue d’un assaut. La multitude, après quelques heures de curiosité, retomba dans son indifférence ordinaire. Le soir même de ce sinistre, chevaux, mulets, ânes et chameaux, pesamment chargés, se frayaient un sentier à travers les ruines, comme si un monticule s’était naturellement élevé sur la base aplatie des maisons détruites.

Musiciens persans. — Dessin de M. le commandant Duhousset.

Le lendemain j’assistai à une revue avec mes élèves militaires sur la place de Meidan. Une lionne, un ours et deux grands singes figuraient au milieu d’un de ces cercles d’oisifs aux yeux grands ouverts qui, dans tous les pays du monde, regardent avec un si naïf ébahissement les gens qui manient les armes. Il y avait là des Kurdes d’Ourmya avec leur énorme turban bariolé de bleu et de rouge, dont l’abba est rayé de bandes brunes et blanches ; des Afghans à la coiffure débraillée, dont l’un des pans tombe jusqu’au milieu du dos après avoir tourné autour du cou, tandis que l’autre est plissé et forme en haut une sorte d’éventail à la manière des coiffures des seigneurs du temps de Charles VII. Un moment, je me suis figuré l’étonnement de mes compatriotes si cette foule silencieuse et bigarrée eût été transportée par enchantement sur une des places de Paris, où me reportent sans cesse mes souvenirs les plus chers.

Émile Duhousset.