Page:Le Tour du monde - 06.djvu/130

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demeurent quelques paysans. Nous trouvons chez l’un d’eux bon gîte, et nous voilà résolus à gravir le lendemain la montagne jusqu’à son sommet.

Les parois de l’Areskuta sont plus escarpées qu’on ne le suppose de loin ; le sentier suit en zigzags une côte très-rapide. Notre guide, jeune garçon de quinze ans, nous a raconté la prouesse extraordinaire, à son avis, de deux Anglais qui jadis eurent le courage de le monter à cheval. C’étaient les chevaux qu’il aurait dû plaindre.

Après avoir dépassé une forêt de sapins qui couvre la base de la montagne, nous rentrons dans la région des bouleaux. Ces arbres, presque toujours gracieux dans des contrées moins élevées, sont ici petits et tordus ; surchargés de neige pendant la plus grande partie de l’année, ils ne peuvent se développer qu’en rampant. Au-dessus des bouleaux on ne trouve plus aucune végétation, et la montagne ardoisée apparaît triste et nue. À nos pieds, la vallée est à la fois romantique et sauvage. La rivière d’Areelelfven coule en serpentant comme un ruban d’azur dans de vertes prairies ; en face s’élève le mont sombre et aride de Rhanfjells, bien moins élevé mais plus accentué de forme que l’Areskuta.

Une demi-heure après, nous atteignons la région des neiges. Tout à coup un épais brouillard nous enveloppe comme d’un linceul ; à peine nous est-il possible de nous distinguer à quatre pas les uns. des autres. Notre petit guide est infatigable ; de peur de le perdre de vue nous modérons son ardeur et nous grimpons derrière lui en tâtonnant. Nous dominons bientôt les nuages. Au-dessous et autour de nous rien que la neige. Encore trois heures de marche, et nous posons enfin fièrement nos pieds sur la cime. Ce beau mouvement ne dure guère, et la fatigue nous oblige à changer de pose. Nous nous asseyons en grelottant sur le plateau glacé. Nous ne voyons rien autour de nous. Monter si haut pour n’avoir à contempler que des nuages nous paraît une mystification. Il faut, pour ne pas avoir perdu notre peine, que nous attendions le coucher du soleil. Notre petit guide nous promet pour ce moment solennel un merveilleux changement de décoration. En effet, une heure après, le vaste tapis de nuages qui se déroulent au-dessous de nous se fend presque subitement comme en deux, et nous découvrons d’abord un petit coin de lointaine perspective sur la terre, puis trente lieues de paysage ; notre guide nous fait compter une à une seize églises éparses dans ce vaste panorama. Le soleil dorait de ses derniers rayons ces modestes clochers et jetait sur le pays une teinte vaporeuse et mélancolique. En songeant à toutes les privations que les habitants doivent endurer pendant les longs hivers sous ce rude climat, et au peu de chaleur vivifiante qu’un rapide été leur dispense, nous nous demandons comment on se résigne à vivre là et surtout comment on s’y trouve heureux, tandis que, dans des contrées bien plus favorisées, des millions d’individus se disputent un pain difficile à gagner et murmurent contre leur sort.

Une Laponne postillon.

La végétation septentrionale déploie en quelques jours d’été une puissance de création extraordinaire. Dans l’espace de neuf semaines, on sème, on voit mûrir et on récolte l’orge, le seigle, l’avoine et les pommes de terre. À cette riante époque de l’année, tout ce qui est valide travaille aux champs, nuit et jour. Le soleil, comme pour compenser ses longues absences habituelles, ne quitte presque pas l’horizon ; il éclaire et protége les gais travailleurs. Ceux des habitants qui ne possèdent pas assez de terres pour en tirer leur subsistance, aident leurs voisins plus fortunés ; à ce moment-là, tous les bras disponibles valent de l’or ; car il faut se hâter de tirer le meilleur parti possible du sol.

Nous assistons à la fenaison d’une ferme opulente des environs ; on la nomme Fullus ; c’est la propriété d’un paysan député à la diète de Stockholm. Les bâtiments et leurs dépendances sont entourés d’un beau bois de bouleaux ; à travers leurs branches légères et les espaces que forment entre eux leurs troncs blancs et polis comme des colonnettes de marbre, le brouillard estompe dans le lointain les montagnes neigeuses d’Areskuta et d’Oviksfjaven. Au milieu de la cour jouent une vingtaine d’enfants en bas âge, à l’air gaillard et florissant ; ce sont les petits des journaliers qui, venus de plusieurs lieues à la ronde pour donner un coup de main au voisin, ont amené toute leur famille avec eux ; les femmes ne ménagent pas leurs bras. Le propriétaire de la ferme nourrit tous ces enfants, pendant que leurs parents récoltent ses produits.


Une Laponne postillon. — Le Storsjoer. Navigation périlleuse. — Un nouveau moyen de sauvetage.

Entre les relais de Hambre et de Romo, j’avais pour postillon une Laponne très-causante et curieuse comme toute fille d’Ève. Je lui ai raconté notre ascension sur l’Areskuta, ce qui parut la surprendre beaucoup ; elle ne pouvait comprendre qu’on eût l’audace de braver ainsi les sorciers de la montagne. La pauvre femme avait renoncé à sa vie nomade et à son troupeau de rennes pour épouser un riche Lapon renégat, c’est-à-dire un Lapon qui s’était fait agriculteur. Son mari, adonné à l’eau-de-vie, s’était en peu de temps ruiné, et sa jeune femme s’était vue