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main, rompait le silence, et j’entendais aussi mon voisin, Moutousamy l’Indou, adresser à Bramah, on chantant, ses plus ferventes prières. Parfois aussi le bruit monotone du tam-tam, ce tambour de l’Inde, arrivait jusqu’à moi d’une cabane voisine, donnant toujours les mêmes notes, et rappelant aux Malabars, accroupis autour du joueur, les chants de leur lointaine patrie. Poétiques souvenirs qui, revenant aujourd’hui à ma mémoire, me donnent le regret de jours passés trop vite, et expliquent tout le charme et toute la douce volupté de l’existence créole.

Dans l’intérieur de ma case quelques insectes de mauvais augure, des scorpions et des cent-pieds, m’inquiétèrent les premiers jours ; mais je finis par m’y habituer.

Saint-Paul, où j’avais ainsi planté, pour plusieurs semaines, ma tente de voyageur, est la patrie de Parny, appelé par ses admirateurs le Tibulle français. C’est aussi à Saint-Paul qu’est né Dayot, un autre poëte ignoré en France, mais très-estimé à la Réunion. Accablé de maladies et d’infirmités dès sa naissance, il ne connut de ce monde que la douleur. Elle lui arracha un jour ces deux vers dans la pièce le Mutilé :

Et vous qui demandez si l’âme est immortelle,
Et ma part de bonheur, dites, où donc est-elle ?

Bertin l’élégiaque, le contemporain et l’ami de Parny, et qu’on a comparé à Properce, est aussi né à l’île Bourbon ; enfin, deux poëtes contemporains, aujourd’hui à Paris, M. la Caussade et M. Leconte-Delisle, tiennent un rang distingué dans la pléiade créole. Île heureuse que celle qui ne produit pas seulement le café, la vanille et le sucre, mais qui se livre encore au culte des muses, île que les Grecs, s’ils l’avaient connue, auraient chantée à l’égal de leurs fortunés rivages, et dont ils eussent fait sortir tout un peuple de dieux pour célébrer sa fécondité !

Pourquoi, dans cette nomenclature de poëtes, oublierais-je Célimène, la Muse des Trois Bassins, comme on l’a nommée à Saint-Paul ? Célimène improvise et chante à la fois ses vers en s’accompagnant sur la guitare. Elle est, dit-elle, quelque peu descendante de Parny, mais c’est la satire et non l’élégie qu’elle cultive.

Elle déchire à belles dents celui qui s’attaque à elle, et sa répartie est prompte en prose comme en vers. Elle a épousé un blanc de vieille roche, le gendarme Gaudieux, venu, avec son régiment, de France dans les colonies ; et comme quelqu’un lui reprochait un jour d’être de sang mêlé : « Je suis mulâtresse, c’est vrai, répondit elle ; mais mon mari est de race blanche, et il est de règle que le cheval ennoblit la jument. » Célimène a chez elle un album où tous les visiteurs, et parmi eux les personnages les plus connus de la colonie, ont inscrit leur nom. Quelques-uns ont ajouté à leur signature une citation en prose ou en vers ; mais les poésies de la muse créole, où les rimes se croisent comme elles peuvent, et où les licences de tons genres étonnent à chaque ligne le lecteur, tiennent encore la principale place dans ce curieux recueil.

Une grande partie des vers de Célimène sont en langue créole et ne peuvent avoir de charmes que pour des oreilles coloniales ; d’autres poésies, en français, sont d’un genre si léger, qu’elles ne sauraient trouver place ici. Que le lecteur, connue spécimen, veuille donc bien se contenter de ces cinq vers qu’elle m’adressa un jour, en réponse au cadeau que je lui avais fait d’un curieux échantillon de lave volcanique :

Je te remercie, mon cher voisin,
De la roche que tu m’as envoyée ;
Je vais bien la conserver.
On ne jette pas tous les matins
D’aussi jolies pierres dans mon jardin.

Voilà le genre : ni césure, ni élision, ni alternance régulière de rimes, et rimes seulement pour l’oreille ; en un mot, aucune règle, mais assez d’esprit ; et c’est ce qui a fait de Célimène l’un des poëtes populaires les plus originaux de la colonie bourbonnaise.

Célimène n’est pas le seul type curieux qu’il m’a été donné de connaître à Saint-Paul. Je dois aussi une mention au docteur indien Canacapoulé, que la nature libérale a doté de six doigts à chaque main. Il traite tous ses malades par le mercure, et croit avoir trouvé un moyen de solidifier à la température ordinaire ce liquide si mobile, qui ne se congèle qu’à trente-neuf degrés au-dessous de la glace. Mais Canacapoulé a une foi de brahmane ; au besoin, il use de subterfuge et prétend avoir solidité le vif-argent quand il en a fait une pâte avec les simples au milieu desquelles il le broie. « Bon blanc, vous, me disait-il, quand j’essayais de le suivre dans ses digressions chimiques ou médicales, vous, bon blanc. » C’est à peu près tout ce qu’il savait de français, et comme je n’en savais pas autant de langue tamule ou d’hindoustani, nos conversations s’arrêtaient là, ou se complétaient par des signes énergiques, afin d’être bien compris.

Pourquoi ne pas donner aussi une place, dans cette galerie de portraits, au créole Ponphily, ancien douanier à Saint-Paul, aujourd’hui directeur de la poste. En souvenir des nombreux navires qu’il a dans le temps visités et inspectés, il a disposé dans son bureau une série de ficelles courant sur des poulies, véritables câbles en miniature. C’est par ce moyen qu’il ouvre et ferme les portes et fenêtres du temple postal, et qu’il fait descendre ou enlève les placards indiquant au public que le courrier est arrivé, ou que le bureau sera ouvert à deux heures. Le père Ponphily, le parfait postier, comme on l’appelle, professe une haute estime pour tous les Européens. Il a fait fi des préjugés créoles, en épousant une mulâtresse, et cite avec orgueil ses aïeux, les Malouins, qui ont colonisé le globe. Les habitants de Saint-Paul prétendent qu’il est un peu fastidieux ; en retour, il est pour tout le monde d’une complaisance à l’épreuve, porte dans son service la rigidité et l’amour de la discipline d’un ex-douanier, et proclame partout son respect profond pour son grand chef, le gouverneur de la colonie. Au besoin il rendrait au baron Darricau les mêmes honneurs que les Indiens de l’Amérique du Nord rendaient jadis à Bas de Cuir.