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dévoué de Pierre Ier était revêtu de ses habits de cérémonie et de ses insignes, comme cela se pratique dans le Nord. Il y a déjà quelques années, on procéda à l’exhumation du corps, qu’on trouva dans un état parfait de conservation ; quant aux étoffes et aux dorures, elles n’avaient souffert aucune altération. Ce phénomène est produit par la glace qui entoure le cercueil et qui le préserve de tous les miasmes extérieurs. Ici la terre ne dégèle jamais à une certaine profondeur. Après l’exhumation, on replaça le cercueil dans la même fosse, entouré de glaçons plus durs que la pierre. Un monticule en terre, une simple clôture en bois furent les seuls signes distinctifs de cette tombe. Un homme qui avait rempli le monde de sa renommée, un homme qui, en sortant du rang le plus obscur, s’élança à la cime des grandeurs, un homme qui se fit prince en posant sa famille sur les marches d’un trône, un homme enfin qui a tout osé, tout conquis par la force de son ambition et l’habileté de son caractère, repose aujourd’hui dans un pays sauvage, entre des glaçons et un peu de terre ! Sa tombe, comme celle des réprouvés, n’a ni un nom, ni une date pour la faire reconnaître, point d’épitaphe… ; l’oubli, c’est-à-dire deux fois la mort !

On montre encore à Bérézov l’emplacement où s’élevait une petite maison habitée par Menschikoff et située près de l’église de Spaska. L’incendie de 1798 détruisit la maison et une partie de la ville. Les traditions du pays disent que Menschikoff était devenu pieux et qu’on l’avait nommée marguillier de la paroisse. S’il s’était fait pieux par conviction ou par nécessité, il s’était aussi rendu simple et accessible ; il se livrait volontiers aux plus durs travaux et se servait de la pioche et de la hache comme un pauvre paysan. Les traditions ne s’arrêtent pas là, et elles rapportent que dans le cimetière il y a deux tombes qui renferment les restes de deux enfants qui avaient appartenu à la fille de Menschikoff… Personne n’a jamais vu ces tombes… Le prince Dolgoroukoff et le comte Ostermann sont morts à Bérézov, sans laisser une trace, un seul souvenir de leur passage ici-bas… Eux aussi ont expié leur grande et injuste fortune… L’église conserve encore cependant le missel que la princesse Olga Dolgoroukoff offrit au curé de Bérézov, lors de son passage en cette ville.

La ville de Bérézov est gardée par quelques Kozaks, qui remplissent les fonctions de gendarmes ; mais, comme l’ordre n’est jamais troublé et que leur assistance est parfaitement inutile, ils se livrent au négoce, eux et leur petite famille.

Dans un premier moment de découragement, j’avais nié l’existence des boutiques, mais après des investigations suivies, j’ai fini par découvrir certains petits recoins décorés de ce nom, et dans lesquels on vend du calicot, du thé, du sucre et des confitures ; mais les indigènes ne se fournissent pas là, ils s’approvisionnent à bord des navires qui arrivent à des époques déterminées.

Bérézov possède une école primaire divisée en deux classes, je ne sais pourquoi ; car dès qu’un enfant sait lire et écrire, on en fait un commerçant.


Promenades et visites.

L’été ici passe comme un beau rêve, et il n’est pas possible d’en jouir. De notre fenêtre nous voyons un bois ombreux, planté de cèdres et de mélèzes embaumés… Tous les sens sont ravis, les yeux, l’odorat, tout vous invite à la rêverie, au repos ; mais on ne doit pas s’aventurer sous ces frais ombrages, car on deviendrait la pâture des cousins ; les cousins ont, dans ces contrées exceptionnelles, des proportions gigantesques ; un mouchoir de batiste, même deux, ne seraient pas suffisants pour vous défendre.

Mais la tentation était irrésistible, et « ce que femme veut, Dieu le veut, » dit-on. Nous mîmes sur notre visage des masques en crin ; ces masques étaient un cadeau de la générale Potemkine, lors de notre départ de Tobolsk ; puis nous enveloppâmes notre cou dans des fichus très-épais ; quant à nos mains, elles étaient protégées par des gants de grosse peau ; ainsi armées en guerre, nous nous dirigeâmes vers le bois. Je dois l’avouer à ma honte, nos inventions, nos précautions, notre prudence devaient échouer devant les cousins ! Ces insectes voraces, animés par la résistance, poussés par la faim, parvenaient à s’introduire à travers la mousseline, la batiste et les gants… Nous cherchâmes à lutter contre nos ennemis, mais le nombre en était si considérable et ils étaient si acharnés à leur proie, que nous dûmes quitter le champ de bataille avec une peau toute couverte de cloches.

Malgré nos souffrances, nous étions décidées de sortir, et au lieu de rentrer à la maison, nous allâmes faire quelques visites (après avoir ôté nos masques, bien entendu).

Nous commençâmes par M. le maire (gorodnitschy) ; nous fûmes reçues d’abord par Mme la mairesse, qui disparut bientôt pour aller chercher son mari. Les deux autorités revinrent précédées d’un domestique qui portait un plateau chargé de confitures.

Madame, très-jeune, très-jolie et gracieuse, nous invitait du sourire et du geste à prendre quelques friandises ; mais elle ne disait pas un traître mot, tout se passait en pantomime ; je la provoquais par des remerciements, par des paroles aimables, et elle souriait toujours agréablement sans répondre.

Cependant elle n’était pas muette, puisqu’elle parlait tout bas à l’oreille de son mari. Notre position devenait embarrassante, et nous nous levâmes, décidées à partir, pour mettre terme à l’embarras des uns et des autres… Aussitôt la dame recouvra la parole, et d’une voix véhémente elle s’écria : « Vous partez ! vous partez ! et le samovar qu’on allait apporter ! » Il y avait un tel accent de vérité dans cette exclamation, que nous cédâmes. On nous présenta un thé excellent, et après avoir dégusté cette boisson, qui est le signe de l’hospitalité et de la politesse, nous nous séparâmes très-cordialement.

Notre seconde visite fut pour Mme Nijegorodtzoff, la plus riche commerçante de Bérézov, et pour laquelle j’avais une lettre de recommandation de sa fille, qui habitait Tobolsk.

Sa maison était la plus belle et la plus spacieuse de la