Page:Le Tour du monde - 06.djvu/23

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force que d’adresse, au moment d’en toucher les marches. Par ces belles nuits de printemps où Venise est plus éveillée que durant le jour, il faut voir les effets fantastiques de la lune sur ces élégantes façades. Il semble que cette ville ait été construite pour les effets du clair-obscur. Tantôt c’est une rayure lumineuse qui s’enfonce sous les arcades d’un petit canal et le prolonge à l’infini ; tantôt ce sont des jets de flamme qui s’allument à l’angle d’un balcon, sur la dentelure d’un attique ou la vitre d’une fenêtre. Puis, comme un artiste habile, cette lampe du ciel laisse dans l’ombre et sacrifie tout un côté afin de laisser en pleine clarté les ogives délicates et les colonnes élancées de quelque palais arabe comme la Ca d’oro, le Lorédan ou le Michieli. Parfois, lorsque le vent d’Afrique traverse les portiques à jour et pénètre sous l’atrio désert, on entend comme un cliquetis d’armes dans ces demeures des croisés vénitiens. Ce sont leurs armures qui frémissent au souffle indiscret de la brise africaine. Cette lance, ce casque, ces gantelets, cette épée ne viennent-ils pas de ce doge Domenico Michieli qui de sa main, au siège de Tyr, tua 1 100 Sarrasins ? Les palais Vendramin, Pisani, Tiepolo, Manfrini, avec leur masse imposante apparaissent comme des montagnes au milieu de ces fantastiques esquisses. Jamais, en aucun lieu, la pierre et le marbre n’ont revêtu des formes plus poétiques, grâce à cette fusion harmonieuse de l’Orient et de l’Occident, où l’arabe et le gothique se tordent en ogives étranges, en sveltes colonnades.

Mais suivons maintenant les petits canaux, enfonçons-nous dans la Venise inconnue. Voici le canal Bernardo, près du Campo San Paulo ; il n’en est pas de plus tortueux, de mieux éclairé à certaines heures du jour. Nous passons ensuite devant la Fenice, le grand théâtre ; puis sous le pont San Paternian, et nous abordons à la calle della Vida ou delle Locande, près de laquelle se trouve la Corte del Maltese, la cour du Maltais. Là on aperçoit, à l’angle d’un palais, la Scala antica, l’escalier antique, comme le nomment les gens du peuple. Cet escalier extérieur du palais Minelli, famille patricienne, est, comme le montre notre dessin, page 24, entièrement à jour et d’une remarquable légèreté. C’est un des édifices les plus curieux et les plus pittoresques de Venise. Construit dans le style du quinzième siècle, on l’attribue à un des Lombardi qui voulut reproduire l’effet de la tour de Pise. Cette tour est engagée par un de ses flancs dans le palais qu’il dessert. Elle est soutenue au centre de la spirale par une colonne de marbre composée de quatre-vingts assises rondes qui ne sont autre chose que les extrémités de chaque marche dont l’autre bout va s’appuyer sur la circonférence extérieure composée d’arcs et de colonnettes. Il y a, par conséquent, autant d’arcades que de marches. Cette tour a sept étages ; le premier est soutenu par six colonnes, les cinq autres par huit, et le dernier par quatorze, ce qui fait soixante colonnes et cent douze marches pour tout l’édifice. Chaque marche haute de quinze centimètres est longue de deux mètres, ce qui donne pour le diamètre intérieur, y compris l’épaisseur de l’axe ou colonne qui soutient la tour, quatre mètres dix centimètres. La hauteur totale est de vingt-deux mètres cinquante centimètres.

Le palais communique avec l’escalier, à chaque étage, par une galerie dont les arcs surbaissés indiquent le style de la Renaissance. L’aile gauche de ce palais Minelli, jadis semblable à l’aile droite qui reste, a été abattue par le propriétaire actuel ; de la cour il a fait un jardin. Un bignonia à fleurs de pourpre, accroché aux flancs de la scala, ajoute par ses draperies élégantes à la richesse de l’architecture ; à l’intérieur, cet escalier est plus pittoresque encore qu’à l’extérieur.

Mais notre gondole nous emmène à Santo Apollinare et nous voici sous le Ponte Storto.

C’est dans le palais qui ferme le petit canal nommé fondamenta del Carampane, et que recouvrent comme un berceau des guirlandes de roses multiflores, que demeurait, en 1548, le patricien Bartholomeo Capello, marié à Pellegrina Morosini ; le signor Bartholomeo en eut une fille qu’il nomma Bianca. Pellegrina étant morte, il épousa en secondes noces Lucrezia Grimani, sœur de l’illustre Jean Grimani, patriarche d’Aquilée. Ce mariage fit fondre sur la maison Capello les jalousies et les maux qui accompagnent trop souvent une belle mère.

À cette époque il était d’usage à Venise, dans les familles nobles, de tenir éloignées du monde les jeunes filles, afin qu’on ne pût rien dire contre leur honneur. Elles ne sortaient de la maison qu’aux jours de grande fête, pour aller à l’église. Aucun étranger n’était admis dans l’intérieur de la famille, et lorsqu’il s’agissait de mariage, c’était à peine si, après les conventions bien réglées, on laissait les promis se voir et se parler. À Venise, dans presque toutes les habitudes de la vie, on retrouve les usages orientaux.

Aussi, de même qu’en Orient, les femmes, lorsque l’occasion se présentait d’échapper à la règle, n’y savaient-elles guère résister. Un jour, la jeune Bianca aperçut en face de sa fenêtre un beau jeune homme, de noble prestance et de costume élégant. Au lieu de se retirer, elle osa répondre aux signes qui lui étaient adressés. Ce jeune homme, nommé Pietro Bonaventuri, était venu de Florence chercher fortune à Venise. Un de ses oncles, gérant dans la maison de banque des Salviati, l’avait fait venir en qualité de commis.

Le palais Capello, ainsi placé en face de cette maison de banque des Salviati, renfermait, en outre du père, de la belle-mère et de la jeune Bianca, alors âgée de quinze ans et demi, un jeune fils plus âgé que sa sœur de quelques années. C’était un beau garçon, à la moustache retroussée, à la parole vive, au cœur ardent et jaloux ; ce qui faisait qu’à chaque instant il tirait l’épée à propos de femme, de jeu ou de vin. Deux fois déjà on l’avait transporté, à demi mort, à la maison paternelle ; mais Juano, c’était son nom, avait comme la plupart des mauvais sujets une solide constitution. Il fut vite rétabli. En voyant la vie d’aventures et de périls que menait son fils, le père Capello avait renoncé à mettre sa fille au