Page:Le Tour du monde - 06.djvu/267

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L’heure du coucher était venue. Le bon curé voulut qu’on dressât mon lit dans sa chambre. Quelques peaux de mouton que sa sœur étendit à terre formèrent une couche moelleuse. Comme Ñor Medina m’apportait ma selle que j’avais demandée pour en faire un oreiller, le chien fit entendre au dehors quelques aboiements étouffés auxquels répondit une voix de femme. « Dieu soit loué ! exclama le curé, c’est notre pauvre Epifania qui revient de Lampa ! » Dame Véronique sortit pour aller rejoindre sa sœur. Un instant après, les deux femmes reparaissaient ensemble. Dame Epifania prit la main de son frère, la baisa et la mit sur sa tête, selon l’antique usage des Quechuas. « Que Dieu vous bénisse, ma sœur, comme je vous bénis, murmura celui-ci.

— Vous devez être bien lasse de votre course, dis-je à la voyageuse, dont les pieds poudreux étaient chaussés de sandales en cuir brut, comme en portent les gens du bas peuple.

— Bah ! je n’en dormirai que mieux, » me répondit elle gaiement.

En achevant, elle déposa dans la main du curé quelques pièces d’argent, le produit de la vente de son travail sans doute, que le vieillard glissa sous l’oreiller de son lit. Cela fait, les deux femmes rassemblèrent à la hâte quelques toisons et des mantes de laine et sortirent en fermant la porte derrière elles.

Je restai seul avec le curé, qui, m’ayant souhaité une bonne nuit, se tourna du côté de la muraille après m’avoir prié d’éteindre le lampion. Pendant un moment je l’entendis prier à voix basse et mêler quelques soupirs à sa prière, puis mes yeux se fermèrent et je tombai dans un sommeil profond.

Le lendemain je fus sur pied d’assez bonne heure. Pendant que je dormais encore, les deux sœurs avaient préparé une bouillie à la farine de maïs dont elles exigèrent que je mangeasse quelques cuillerées, pour me prémunir, disaient-elles, contre le brouillard matinal. Comme j’étais en train d’expédier mon brouet, Ñor Medina vint m’annoncer que les mules étaient sellées. Je lui tendis mon écuelle à demi pleine pour qu’il l’achevât. Trois coups de langue lui suffirent pour en laper le contenu. Mes hôtes s’étaient avancés jusqu’au seuil de leur demeure pour assister à mon départ. Je pris dans mes mains les mains du vieux prêtre :

« Mon révérend père, lui dis-je, je n’ai rien à vous offrir en échange de votre accueil cordial et de la touchante confiance que vous m’avez témoignée ; je quitte ce pays pour n’y plus revenir ; mais j’ai à Lima, à Arequipa, à Cuzco, des amis influents, qui, j’en suis certain, accueilleront favorablement la requête que je pourrai leur adresser à votre sujet. Que désirez-vous qu’ils fassent pour vous être agréables ?

— Absolument rien, me répondit-il ; j’ai trop peu de jours à passer sur la terre pour que la protection des hommes me soit utile maintenant. Allez, mon cher enfant, et que Dieu vous conduise. Les prières du vieillard que vous êtes venu chercher de si loin ne vous manqueront pas. » Le vénérable curé me pressa dans ses bras et les deux femmes me serrèrent la main comme à une ancienne connaissance.

Au moment de quitter pour toujours ces nobles infortunés, je sentis mon cœur se gonfler et mes yeux devenir humides. « Adieu ! leur dis-je brusquement en enfourchant ma bête. — Adieu et bon voyage, » me répondirent-ils tous les trois. Ñor Medina était déjà en selle. « Vamos ! » cria-t-il en poussant sa monture que la mienne suivit aussitôt. Cinq minutes après, les villages de Cabana et de Cabanilla et le pont de trois arches qui les rattache l’un à l’autre s’évanouissaient derrière nous.

Le souvenir de mes hôtes absorbait trop complétement mon esprit pour qu’il s’intéressât aux sites que nous traversions ou au spectacle toujours pompeux du soleil levant dans la Cordillère. J’étais plongé dans cette rêverie qui est en quelque sorte le prolongement d’une sensation douloureuse, et qui ne s’arrête qu’après en avoir propagé l’ébranlement de vibration en vibration jusqu’aux dernières fibres du cœur. Ñor Medina, tout en respectant mon silence, en paraissait vivement contrarié et s’efforçait d’y mettre un terme par des remarques faites à haute voix. Tantôt c’était la sangle de ma mule qui lui semblait trop lâche, ou le pellon de ma selle qui pendait d’un côté, ou bien encore une évaluation de la distance que nous avions à parcourir pour arriver à Lampa. Je le laissais dire sans l’interrompre. Quand il vit que ses allusions indirectes étaient sans résultat, il prit le parti d’aller droit au but.

« Monsieur aurait-il à se plaindre de la réception qu’on lui a faite à Cabana ? me demanda-t-il d’un air obséquieux.

— Pourquoi cette question ? fis-je.

— Ah ! c’est que monsieur n’a pas encore ouvert la bouche depuis que nous sommes en route, et son silence me ferait supposer qu’il est mécontent. Après tout, je l’avais averti que le vieux padre Cabrera était un peu fou, et s’il a ennuyé monsieur, ce n’est pas ma faute. »

À ces paroles irrévérencieuses, je bondis sur ma selle, et, debout sur mes étriers en babouches, afin de dominer mon interlocuteur de toute la hauteur de ma taille et de mon mépris :

« Ñor Medina, lui dis-je en essayant de le foudroyer du regard, vous êtes et ne serez jamais qu’un… muletier !

— Mais je l’espère bien ainsi, monsieur, me répondit l’homme en ôtant son chapeau par égard pour lui-même ; muletier, mon aïeul le fut, mon père l’était, et j’ai succédé à mon père comme mon garçon me succédera quelque jour. Muletier, caramba ! ne l’est pas qui veut en ce monde ! »

Devant cette profession de foi enthousiaste, il n’était plus possible de garder son sérieux. Toute la colère qu déjà bouillonnait en moi s’en alla dans un éclat de rire. La glace était rompue. En me voyant rire, mon guide se mit à rire aussi, et redevenus sur-le-champ bons amis, nous reprîmes notre causerie de la veille juste à l’endroit ou nous l’avions laissée.

Après avoir côtoyé pendant deux heures la rivière de