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devant, et l’entrée est placée à l’arrière : on y monte au moyen d’un marchepied composé d’un morceau de bois arrondi en demi-cercle. Quant au conducteur, qu’on appelle tartanero, il est assis en dehors, sur le brancard de gauche, les jambes retenues par un petit marchepied ; habitué aux soubresauts, il se tient merveilleusement en équilibre. Il suffit de deux heures passées en tartane pour être moulu ; comme nous rentrions à Valence, les membres tout endoloris, notre tartanero nous montra d’un geste joyeux une immense affiche verte : c’était l’annonce de deux grandes courses de taureaux qui devaient avoir lieu prochainement. « On ne connaît pas cela chez vous, nous dit le tartenero tout fier ; caballeros, je vous en supplie, ne manquez pas d’y aller. » Et il se mit à nous vanter les charmes de ce divertissement ; c’était un amateur passionné des taureaux, comme la grande majorité des Espagnols ; nous ne le quittâmes qu’après lui avoir bien promis que nous assisterions à la prochaine corrida.

Un tartanero. — Dessin de G. Doré.


Ancienneté de la tauromachie. — Le Cid Campeador. — Rois d’Espagne toreros. — Costillares. — Pedro Romero et ses cinq mille six cents taureaux. — Pepe Illo et son livre. — Une école royale de tauromachie. — Montès et le Chiclanero.

Il y a une locution proverbiale fort usitée en Espagne, et qui sert à désigner toutes sortes de choses particulières au pays : Cosas de España. Parmi les choses d’Espagne, s’il en est une nationale par-dessus toutes les autres, c’est sans contredit un combat de taureaux : tout Espagnol, dit un auteur qui a traité la matière ex professo, apporte ce goût en naissant. Il disait vrai ; car nous avons souvent remarqué des enfants qui jouaient au taureau, comme chez nous on en voit jouer au soldat : l’un, qui marche à quatre pattes, joue le rôle du taureau, tandis qu’un autre, armé d’un jonc en guise de lance, et monté sur le dos d’un de ses camarades, faisait le picador. Tout ce qu’on a dit et écrit contre ce « barbare divertissement, » diversion de España, n’a en rien diminué la vogue dont il jouit depuis un temps immémorial, vogue qui ne paraît pas devoir s’affaiblir de sitôt.

Si l’on en croit la tradition, les anciens habitants de l’Espagne combattaient déjà les taureaux, tandis que d’autres veulent que cet usage ait été apporté par les Arabes vainqueurs et conquérants ; la question a été longuement controversée : ce qui est reconnu généralement, c’e st que le Cid Campeador, le héros populaire par excellence, l’Achille espagnol, était un torero consommé ; le célèbre Moratin, dans un poëme intitulé : Fiesta antigua de Toros, nous montre le héros castillan, la lance au poing, monté sur un genet fougueux, déployant son adresse et son courage contre les fieras les plus redoutables.

Au moyen âge, il n’y avait pas de grande solennité, comme le mariage d’un prince ou la réception d’un roi, dont l’éclat ne fût rehaussé par des fiestas de toros ; les romanceros sont remplis de récits d’exploits de ce genre. La noblesse musulmane n’était pas moins passionnée pour ces exercices que les hidalgos chrétiens : la place de Bibarrambla, qui existe encore à Grenade, servait de champ clos aux Mores pour combattre les taureaux qu’ils faisaient venir des montagnes de Ronda. Goya, le célèbre aqua-fortiste, qui était un grand amateur, un aficionado passionné, n’a pas manqué de nous retracer leurs exploits dans la suite d’eaux-fortes si connues où il a illustré les fastes de la tauromachie : nous y voyons le vaillant More Gazul traverser de part en part avec sa lance un taureau qui se précipite sur son cheval ; d’autres Mores, à l’air des plus féroces, sont représentés dans le costume traditionnel des Turcs de carnaval : veste courte aux bords en pointe, turban rappelant celui d’Orosmane, et larges pantalons bouffants attachés à la cheville.

La même suite représente l’empereur Charles-Quint à cheval, combattant le taureau dans la place de Valladolid, dans une fête en l’honneur de la naissance de Philippe II ; plus tard le sombre monarque fut bien loin