Page:Le Tour du monde - 07.djvu/154

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Chaque année, avant la débâcle des glaces, on l’enlève. Il y a quarante ans, on était occupé à cette besogne quand la débâcle se produisit si soudainement, qu’elle brisa les arches des deux bords. Le milieu du pont fut emporté avec trente hommes qui y travaillaient. Ils semblaient perdus ; mais les glaces repoussèrent peu à peu l’épave vers la terre, et une demi-lieue plus loin ils purent s’en tirer. Je ne sais si je me trompe, mais je vois, au moment où nous passons, travailler beaucoup à ce pont, et il me semble qu’on veut le reconstruire en pierre, chose rare sur le Danube.

Rien de curieux à noter tout le long de cette route, si ce n’est des usages, des traditions qu’un homme du bord, quelque voltairien bavarois, me raconte. Entre Ratisbonne et Straubing il m’avait montré deux villages : celui de Heiligenblut, qui prétend, me disait-il, posséder du sang de Jésus-Christ, et celui de Sossau, qui veut absolument que le sang de Notre-Dame de-Lorette ait été renouvelé pour lui, et il ajoutait : « Si vous étiez à terre et que ces braves gens vous contassent que des anges ont enlevé leur église d’un village qui venait de passer traîtreusement à la Réforme, et l’ont transportée où elle est maintenant, il ne faudrait pas vous aviser de leur rire au nez, d’abord parce qu’ils vous diraient très-exactement la date de la chose, une nuit de l’année 1534 ; ensuite, parce qu’ils seraient bien capables de vous faire un mauvais parti. Ils vivent de leur miracle ; les pèlerins qui affluent y dépensent beaucoup d’ex-voto, mais aussi un peu d’argent. »

Vue de Straubing.

Ce point des rives du Danube est pour les croyances religieuses un pays de promission[1]. À Ober-Altaich on conservait comme reliques des larmes de saint Pierre et le foin qui avait servi dans la crèche du Seigneur ; tout à côté, sur le Bogenberg, une vieille église renfermait une statue en pierre de la Vierge, qui avait remonté toute seule le Danube et s’était arrêtée là. À Deggendorf, ce sont des hosties qui, dérobées par des Juifs et percées de coups, rendent du sang. Les mécréants ne peuvent venir à bout de les détruire et les jettent au fond d’un puits : aussitôt un nimbe d’or flotte au-dessus, dénonce le crime et les coupables. Quand la multitude les a égorgés, les hosties reviennent d’elles-mêmes dans le tabernacle.

Toutes ces localités, consacrées par des miracles, sont naturellement devenues des lieux de pèlerinage, et l’on voit fréquemment sur le fleuve de grandes barques remplies à couler de pèlerins qui se rendent aux saints lieux en chantant des cantiques. Nous en rencontrons une si chargée, que notre steamer est obligé de ralentir le mouvement de ses roues, de peur que l’agitation des flots ne fasse chavirer la pieuse théorie. Du reste, ce beau fleuve, les collines du Bohmerwald qui le bordent, la forêt qui les couvre, cette vallée élégante et paisible où ne se voit nulle trace de l’industrie moderne, ce silence de la terre sous un soleil de la Grèce, ces chants pieux qui s’élèvent du milieu des eaux, tout reporte aux solennités du paganisme antique, quand la nature, la grande enchanteresse, était toujours de moitié dans la fête.

Vous voyez qu’au bord du Danube bavarois, si l’on n’a pas remonté tout à fait jusqu’à l’antiquité grecque, on est du moins encore en plein moyen âge. Ne vous étonnez donc pas d’y trouver Satan tout à côté des saints, et lui aussi fort occupé. Tandis, par exemple, que les anges faisaient à Sossau, et pour le bon motif, le miracle dont je vous parlais tout à l’heure, le diable

  1. On trouve aussi, surtout un peu plus bas, à l’entrée en Autriche, beaucoup de noms géographiques qui se terminent par la syllabe zell, mot qui signifie cellule, et dont la combinaison avec un nom de bourgade ou de ville (Marbachzell, Engesszell, Engelhartszell, Hafner-Zell, etc.) annonce qu’un ermitage a donné naissance à ces centres de population.