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pouvait oublier pareille heure, que personne ici n’oublie, et moi j’aurais dû faire comme eux.

Vienne est, après Constantinople, la ville d’Europe où il fait le plus cher vivre. On y est plus rançonné qu’à Paris et à Londres même. Cela tient, en partie, à ce qu’il n’y a point de tables d’hôte. On mange à la carte, du moins dans les grands hôtels, ce qui permet à l’hôtelier de faire une note pour chaque repas et au garçon de réclamer chaque fois son pourboire : nulle part le trinkgeld ne fleurit et ne prospère comme ici.

À sept heures, j’étais à l’Opéra. Il ouvre de bonne heure pour finir tôt. La police exige que les théâtres ne ferment pas beaucoup plus tard que neuf heures, au moment du souper, le cinquième et dernier repas de la journée. On veut paternellement que les Viennois, réputés les plus grands mangeurs de l’empire, dorment vite et longtemps. C’est bon pour la digestion, c’était meilleur encore pour la politique. La nuit officielle commence, à Vienne, à dix heures et finit à sept heures du matin. C’est neuf heures de somme pour les habitants, de repos pour le gouvernement et d’augmentation de solde pour les cochers. On paye moitié en sus du prix de la journée pour une voiture prise entre ces deux limites de temps.

L’Opéra donnait le Don Juan de Mozart. Je n’avais pas voulu perdre cette occasion unique d’entendre la troupe allemande si vantée. Mon étonnement fut grand de trouver une salle petite et pauvrette, mal éclairée, mal ventilée et déserte. Trois rangées de loges, la moitié du théâtre, absolument vides. Peut-être étaient-ce des locations de l’aristocratie alors en villégiature ; mais le parterre eût été comme les loges, sans une soixantaine d’officiers qui s’y tenaient debout.

Voilà où en est l’enthousiasme musical des Viennois ! Sur la scène, des robes, comme au bon temps de M. Sosthène de la Rochefoucauld, qui tombaient jusqu’aux talons, et des guimpes qui montaient jusqu’aux oreilles : ce qui toutefois n’empêchait pas de chanter juste et de jouer bien. La pièce finit comme un mystère du moyen âge. On nous montra l’enfer, avec ses flammes, ses tortures, ses diablotins courant après les damnés, et don Juan expiant, sur une roue dentelée qui tournait dans le feu, ses séductions terrestres.

Cette mécanique terminait par un spectacle grossier pour les yeux la divine partition du maestro. Mais c’était édifiant pour les spectateurs, qui trouvaient à l’Opéra le bénéfice d’un sermon, sans que les actrices, grâce aux précautions prises, pussent causer une diversion fâcheuse. Tout était donc au mieux ; j’en concluais que la moralité des Viennois devait être grande. On assure pourtant qu’il n’en faudrait pas jurer ; que le vice s’étale le soir très-paré et fort peu vêtu, comme dans nulle autre ville, et que dans quantité d’hôtels on trouve un essaim de jeunes filles, blondes et rieuses, dont la fonction consiste à ouvrir votre porte par mégarde et à rester chez vous par distraction. Je me hâte de dire que je n’ai rien rencontré de pareil. Mais un de mes amis me l’affirme. « Je l’ai vu, me dit-il, de mes yeux vu. »

Il arrive à Vienne, l’été, beaucoup de rayons du soleil d’Italie et des mœurs que ce soleil produit. La température s’élève, et les robes descendent à proportion. Même de grandes dames se montrent en public avec jupes immenses, vestes soutachées d’or, dolmans à fourragère torsée et perlée, chapeaux empanachés, mais le cou nu, et la poitrine à peu près comme le cou.

Vienne a quatre cent soixante-dix mille habitants[1], à peine un peu plus que Naples. Une cour nombreuse, toute l’aristocratie d’un grand empire et une garnison immense y résident. Le nombre des gens pour qui la vie est, avant tout, une partie de plaisir, s’y trouve donc, toute proportion gardée, beaucoup plus considérable qu’ailleurs, et ce ne sont pas précisément les vertus de l’âge d’or qu’ils y apportent.

Ces mœurs faciles n’ont pas eu le contre-poids nécessaire d’un grand travail de l’esprit. Un spirituel touriste prétend avoir vu l’ordonnance d’un médecin allemand qui, ne sachant comment guérir un professeur dont le cerveau, fatigué par des veilles laborieuses, menaçait de se détraquer, lui prescrivit trois mois de séjour en un pays ou l’on ne penserait pas. Le malade fit sa malle et sans hésiter prit la route de Vienne.

L’Autriche, en effet, pendant longtemps, n’a point pensé, sauf en musique et en histoire naturelle : art et science qu’un gouvernement paternel pouvait encourager sans péril, que le prince de Metternich cultiva par politique, pour le bon exemple, et qu’à la fin il cultiva par goût, pour son plaisir, si bien qu’on vit le chancelier aulique devenir un des meilleurs botanistes et numismates de l’Autriche.

Pour tout le reste, la censure faisait autour des esprits une garde vigilante, et protégeait efficacement l’empire contre le démon Thought qui effrayait tant l’empereur François II, ou Franzl, comme l’appelaient les Viennois. « Ne me faites pas de savants, disait-il un jour aux professeurs de Laybach, je n’en ai pas besoin ; mais faites-moi de bons et braves sujets attachés aux choses anciennes. Nos pères s’en sont bien trouvés. » Longtemps on a cru Franzl sur parole, et l’habitant de Vienne, qui aime à vivre et à se laisser vivre, leben und sich leben lassen, s’est abandonné, comme notre Mathurin Régnier, à la bonne et douce loi de nature.

Il n’en va plus tout à fait de même aujourd’hui, du moins quant au démon Thought. On s’est quelque peu familiarisé avec lui, et Vienne ne mérite plus le nom qu’elle a si longtemps porté de : « Capoue de l’esprit. »

Il s’est même trouvé un poëte, en Autriche, il est vrai qu’il était Hongrois, pour glorifier le vieux démon. La pensée, s’écrie Niembsch de Strehlenau, qui n’a osé signer que les deux dernières syllabes de son nom, la pensée, c’est le Saint, c’est le Héros ! Der Gedanken, der Heilige, der Held ! » Son poëme des Albigeois se termine même d’une façon menaçante : « Les souffrances du passé, dit-il, se payent avec du sang. Après les Albigeois, les Hussites ; après Jean Huss et Ziska, Luther, Hutten et la guerre de Trente ans ; ensuite celle des

  1. Quatre cent soixante et onze mille quatre cent quarante-deux personnes, d’après le recensement de 1856, sans la garnison.