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en batterie sur de grossiers affûts. Les amazones-artilleurs (car ce sont des femmes de la garde qui servent ces canons) se tenaient, mèche allumée, près de leurs pièces. Derrière nous, on avait dressé sur des piédestaux les statues, des saints dont j’ai parlé plus haut ; ils n’avaient pas besoin, comme nous, d’une garde pour les défendre contre l’indiscrète curiosité du peuple, car les noirs, qui savaient que c’étaient les fétiches des blancs, ne s’en approchaient qu’avec une crainte respectueuse. Au-dessus d’eux flottaient majestueusement les plis des quatre drapeaux français, timbrés de l’éléphant blanc de Dahomey.

Nous allâmes saluer le roi, qui se leva pour nous rendre notre politesse, mais sans venir nous serrer la main, comme il l’avait fait la première fois ; puis le cambodé nous conduisit a nos places, et la fête commença.

Par l’extrémité de la place qui nous faisait face déboucha une colonne de cinq à six mille guerriers, presque tous armés de fusils de traite ou de tromblons, mais vêtus assez irrégulièrement, qui d’une chemise de coton bleu sans manches, qui d’un caleçon descendant au-dessus du genou, ou même du modeste calimbé, simple pièce d’étoffe nouée autour de la ceinture et dont les extrémités retombent au devant du corps. En tête de la colonne marchaient une trentaine de musiciens. Les uns soufflaient dans des défenses d’éléphant percées à leur petite extrémité et rendant un son rauque comparable à celui du cornet à bouquin ; les autres frappaient sur des espèces de tambours faits d’une peau de biche tendue sur un bloc de bois creusé comme un mortier ; ceux-ci agitaient un instrument bizarre que je n’ai vu que là : c’est une calebasse vidée, séchée et enveloppée d’un filet très-lâche dont chaque nœud retient une vertèbre de mouton ; je ne puis mieux comparer le bruit de cet instrument qu’à celui que rend une vessie gonflée dans laquelle on agite des haricots. D’autres encore frappaient avec de petites baguettes de fer sur des clochettes pareilles à celles qu’on suspend au cou des vaches dans certaines provinces de France. Quelques-uns enfin soufflaient dans des flûtes de bambou, mais je n’ai pu en percevoir le son au milieu du vacarme produit par tous ces exécutants, cherchant à faire tous preuve de vigueur d’haleine ou de poignet.

Après avoir défilé devant le roi, qu’ils saluèrent en passant de leurs acclamations, les guerriers se formèrent, par une manœuvre exécutée avec assez d’ensemble, sur plusieurs lignes de cinq à six hommes de profondeur sur cinquante environ de front et échelonnées à quelque distance les unes des autres. Ensuite ils ouvrirent un feu bien nourri, les hommes du premier rang tirant d’abord, puis passant lestement entre ceux des rangs suivants pour aller derrière recharger leurs armes pendant que le second rang, devenu le premier, tirait à son tour avant d’exécuter aussi la même manœuvre, et ainsi des autres. Bientôt quelques hommes quittèrent les rangs et, le fusil en arrêt, le couteau à la main, se mirent à ramper avec une vitesse étonnante comme pour aller surprendre l’ennemi. Arrivés à une certaine distance, ils se levèrent comme un seul homme en déchargeant leurs armes et poussant des hurlements épouvantables. Les uns, le coutelas au poing, feignaient de couper la tête d’un ennemi abattu et la rapportaient en triomphe ; d’autres semblaient fuir devant l’ennemi, comme pour l’attirer à leur poursuite, et le faire tomber au milieu de l’armée vers laquelle ils revenaient par un long détour. Tout à coup l’armée tout entière, rompant les rangs, brandissant ses armes, s’élança en avant dans une charge furieuse, avec des cris, des clameurs et des contorsions indescriptibles et presque effrayantes : l’ennemi, vaincu et en déroute, fut ainsi poursuivi jusqu’à l’extrémité de la place, et l’armée dahoméenne, entonnant avec plus d’ensemble un chant de victoire, revint se masser immobile en face du roi.

Le silence était à peine rétabli, que les détonations de l’artillerie ébranlèrent de nouveau les airs. Chargeant et tirant à volonté, les artilleurs-amazones bourraient jusqu’à la gueule leurs vieux canons de fer, qui bondissaient sur leurs affûts mal assurés. Nous commencions à craindre de recevoir en pleine poitrine, car nous étions en face de cette bruyante batterie, quelque écouvillon oublié dans sa pièce par ces artilleurs en jupons, lorsque du milieu des tourbillons de fumée surgit l’armée des femmes.

Au nombre de quatre mille environ, mieux armées et plus uniformément vêtues que les hommes, les amazones formaient plusieurs corps distincts.

Le premier, de beaucoup le plus nombreux, avait pour costume une chemise bleue comme celle des hommes, serrée à la taille par une écharpe bleue ou rouge, et un caleçon blanc à rayures bleues descendant au-dessus du genou. La marque distinctive de ce corps était une petite calotte blanche sur le devant de laquelle était brodé en bleu un caïman. Les armes étaient un fusil de traite et un sabre court, presque droit, à fourreau de cuir historié d’ornements en cuivre, dont la poignée sans garde était recouverte de peau de requin ; ce sabre était suspendu à leur épaule par une lanière de cuir diversement découpée et ornée de cauris ou de dessins de couleur rouge. Leur poudre, distribuée en cartouches faites avec des feuilles sèches de bananier, était renfermée dans des cartouchières à compartiments, comme celles des Turcs ou des Perses, et attachées à leur ceinture. Enfin, une multitude de grigris et d’amulettes de toutes espèces étaient suspendus à leur cou.

Le deuxième corps, formé des chasseresses d’éléphants, comptait quatre cents femmes environ. Leur haute stature, leur costume, semblable pour la forme à celui que nous venons de décrire, mais entièrement brun, leurs longues et lourdes carabines au canon noirci, maniées avec aisance, donnaient à ces hardies guerrières une tournure singulièrement martiale. Elles portaient à leur ceinture un poignard à lame très-forte et recourbée, et, pour coiffure, un bizarre ornement : deux cornes d’antilope fixées au-dessus du front sur un cercle en fer entourant la tête comme un diadème.