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Lesseps était au Caire et nous avait laissé l’avis de le rejoindre sans délai. Il y a chaque jour, au chemin de fer, deux départs pour le Caire : l’un à huit heures du matin, l’autre à cinq heures du soir. Il fut décidé que nous prendrions ce dernier train.

La durée du trajet est de cinq à six heures ; le convoi devait donc arriver au Caire vers onze heures, et nous avions l’espoir de nous trouver vers minuit à l’hôtel d’Orient, sur la place de l’Esbekieh. À cinq heures, la locomotive, avec des sifflements aigus, nous entraînait rapidement, en longeant les bords du lac Maréotis.

Cette vaste étendue d’eau, navigable au temps de la domination romaine, recevait alors le tribut régulier de canaux ouverts sur le Nil ; aussi était-elle entourée d’une ceinture de plantations. On y cultivait la vigne ; la population était nombreuse, non-seulement aux alentours, mais encore sur les îles, dont elle exploitait la fertilité. À présent, ce n’est plus un lac, c’est un marais ; il ne communique plus avec le Nil. Les Anglais pour le besoin de leur politique y ont fait entrer la mer. On n’y voit plus de cultures, mais du sable couvert d’une écume saline. Les hommes ont abandonné ces rives désolées.

La nuit les couvrit bientôt de ses linceuls et nous invita au sommeil ; mais l’imagination fait un travail trop actif sur cette terre peuplée d’immortels souvenirs, et près de cette ville d’Alexandrie, fondée par Alexandre, défendue par César, et prise par Napoléon. Le calme de la nuit et du désert marotique ne servit qu’à aiguiser entre nous la conversation et même un peu de controverse. Quel devait être naturellement notre sujet d’entretien sur les bords du lac Maréotis ? les Anglais et Napoléon ; l’expédition d’Égypte et la guerre de 1801 ; l’île Sainte-Hélène et l’alliance avec la Grande-Bretagne.

Divisés d’opinion, nous fûmes bientôt d’accord pour nous livrer au sommeil. Onze heures avaient sonné lorsque la locomotive s’arrêta dans la gare. Quelqu’un se précipita dans notre compartiment, en nous appelant à haute voix : c’était l’interprète Hassan. Au pied du wagon, devant la porte et derrière Hassan, se tenait Mohamed : deux types comme on n’en trouve qu’en Égypte. Le premier, de pure race arabe, aux traits réguliers, au teint olivâtre, aux manières réservées, avec des yeux pleins d’intelligence, une allure calme et digne, des mains et des vêtements propres. Le second, d’origine africaine, porteur d’une physionomie grotesque ; moins intelligent que son collègue, mais plus vif ; avec des allures souvent brouillonnes et ahuries ; un caractère gai ; un instinct naturel de domesticité ; en cela fort différent d’Hassan, qui, malgré sa docilité et sa complaisance, a toujours l’air de faire une grâce en offrant ses services. Ces deux bons compagnons nous suivirent dans l’isthme et nous furent très-utiles, surtout quand ils étaient d’accord et que Mohamed supportait sans murmurer la supériorité que Hassan s’arrogeait.

Le lendemain, au réveil, j’avais sous les yeux cette ville des Mille et une Nuits, cette ville si animée, si pittoresque, si amusante, le Caire, el-Kaherah, la cité victorieuse. En tout autre moment, j’aimerais, comme à l’époque de mon premier voyage, à pénétrer dans le labyrinthe de ses rues commerciales, où chaque pas met l’étranger en présence de quelque objet intéressant et curieux, de quelque ornement sculptural, chef-d’œuvre perdu au milieu des échoppes ; mais je ne suis pas venu pour me livrer aux distractions du touriste. Je laisse donc à mes compagnons le plaisir d’explorer les curiosités de la ville et d’en sonder les mystères plus ou moins attrayants, content d’écouter le récit de leurs excursions journalières quand nous nous réunissons le soir autour d’une table commune, présidée par M. de Lesseps ! Mes promenades se bornent au bazar qu’on appelle le Mouski.

C’est une chose bien curieuse que ce Mouski : une ruelle semée d’échoppes, larges au plus comme un comptoir, où sont assis, les jambes croisées, les gens du pays. Avez-vous quelque emplette à faire, vous prenez place sur un petit tapis, à côté du marchand, et vous entamez la conversation. La langue arabe est très-gutturale, et les Égyptiens parlent avec un accent fort élevé ; ils ont la physionomie de gens qui se querellent lorsqu’ils discutent le prix d’un objet, en gesticulant et montrant une loquacité et une vivacité extrêmes. Leur sombre physionomie, leurs « guenilles pittoresques, » les armes qu’un grand nombre d’entre eux portent à leur ceinture, font redouter une dispute sérieuse ; mais bientôt le calme succède à cet orage de paroles, et les deux interlocuteurs, étant convenus du prix, ne tardent pas à se séparer dans les meilleurs termes.

La variété des vêtements n’est pas ce que l’on rencontre de moins curieux dans la foule des passants : les uns portent de larges pantalons formant jupon aux chevilles, veste pareille, brodée de noir, tarbouche en tête ; d’autres sont vêtus d’indiennes bleues, avec un turban sur la tête et des babouches jaunes ou rouges sur leurs pieds nus. Le peuple est couvert ou à peu près par un mauvais caleçon en coton blanc : les jambes et les cuisses sont nues ; il marche nu-pieds, et ne se couvre que la tête avec un turban.

Voici venir sur un âne une espèce de paquet de coton bleu : jupe de coton, large pantalon en coton, puis une grande pièce de la même étoffe jetée sur la tête et encadrant la figure. Sur le visage, une bande de coton de même couleur qui pend, attachée à une rondelle de bambou fixée au front, et qui se termine en pointe un peu au-dessous de l’estomac. Les pieds sont nus. C’est une des femmes du pays.

Les élégantes portent un jupon de soie, un capuchon et une cagoule d’étoffe blanche, des bas et des babouches.

Rangeons-nous : une voiture roule sans bruit sur la poussière de la voie publique. Un domestique la précède, en courant et en criant : Rouah ! qui sans doute veut dire : Garez-vous ! Souvent aussi un joli cheval couvert d’une selle de velours bleu brodé d’or caracole sous son cavalier, jeune Turc vêtu de la redingote boutonnée, et coiffé du tarbouche.