Page:Le Tour du monde - 08.djvu/127

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crayon ou quel ton de la palette eût rendu ce murmure, cette fraîcheur, cette harmonie, ce voile de poésie enfin, qui, pareil au ventus textilis de Pétrone, l’enveloppait comme une gaze. Je remis donc dans mes sacoches l’album que je venais d’ouvrir, comprenant que le gracieux paysage n’était qu’un de ces souvenirs charmants qu’on conserve dans la mémoire, comme on garde un parfum subtil dans un flacon scellé.

Pendant le temps que nous passâmes dans ce chemin couvert, je m’imaginai voyager en rêve, et, pour compléter l’illusion, je fermai les yeux à demi, laissant les détails se fondre dans les masses et me contentant de prêter l’oreille au chant des oiseaux. Soit que l’orchestre invisible me berçât doucement, soit que le demi-jour, imprégné de fraîcheur, invitât au sommeil, je commençai par m’assoupir et finis bientôt par dormir tout à fait. Un faux pas de ma monture me réveilla en sursaut. En ouvrant les yeux, je ne pus retenir une exclamation de surprise : le site avait totalement changé d’aspect, les arbres avaient disparu, les oiseaux avaient pris leur vol, et de grands espaces sablonneux, couverts par les derniers débordements de la rivière, alternaient avec des trapèzes de gazon jauni et de grosses roches à demi enfouies dans le sol. Ces changements de décors à vue sont fréquents dans les vallées de Lares, d’Occobamba et de Santa-Ana. Ils n’ont d’autre cause que la direction de ces mêmes vallées, qui se déroulent parallèlement à la Cordillère, au lieu de s’en séparer brusquement, comme les vallées de l’est, comprises entre Paucartampu et les Yungas de la Bolivie.

Nous cheminâmes près d’une heure à travers ce site, qui, par son aridité, me rappelait les punas de la Cordillère, comme, par la pureté du ciel et l’éclat du soleil, il me reportait en idée dans les gorges de la côte du Pacifique. Je reconnus bientôt, aux pentes brusques des terrains, que nous approchions d’une autre zone. La région morne finit en effet par rester derrière nous, et le réveil de la végétation nous fut annoncé par quelques lantanas aux feuilles visqueuses et par des buissons de mimosas, dont les petites fleurs en boules, d’une nuance rose-lilas, avaient l’odeur pénétrante du patchouly.

Comme nous franchissions un dernier groupe de collines qui forment comme la limite nord-nord-est de ce désert, nous vîmes, dans une perspective lumineuse, se dresser devant nous un piton conique à demi revêtu de végétation ; sa teinte, d’un vert sombre, se détachait admirablement sur l’outremer du ciel. Mon guide, à qui je demandai le nom de cette montagne isolée, me dit qu’elle s’appelait la Cuesta d’Unupampa, et me montra en même temps à droite, à demi cachée dans les arbres, une maisonnette qui portait également le nom d’Unupampa.

La métairie d’Unupampa, ombragée par des érythrinas centenaires, était close et muette quand nous passâmes devant elle ; seules, quelques poules noires, à crête rouge, qui gloussaient et picoraient dans les broussailles, animaient le paysage et égayaient un peu les abords du logis. Je regrettai que leur propriétaire ne fût pas là pour lui en acheter quelqu’une, l’emporter suspendue par les pattes à l’arçon de ma selle, et, le soir venu, lui tordre le cou pour en faire un bouillon. Mais Miguel m’ayant assuré que l’hacienda d’Uchu, où nous terminerions l’étape, abondait en volatiles de toutes sortes, je laissai les poules d’Unupampa à leurs affaires et n’emportai qu’un croquis du logis auquel elles appartenaient.

Métairie d’Unupampa.

De nouveau nous nous dirigeâmes vers la rivière, que nous traversâmes sur une passerelle dont un aquarelliste eût tiré un excellent parti ; rien n’y manquait : ni les pieux verdis et tortus, mi-partis d’ombre et de lumière, ni les lentilles d’eau et les conferves simulant un gazon épais, ni les touffes de plantagos et d’aroïdées, étalant au fil de l’eau leurs feuilles lustrées que le courant lutinait, froissait et submergeait incessamment.