Page:Le Tour du monde - 08.djvu/138

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— Mon cœur, mon esprit, ma personne sont à votre disposition.

J’ai besoin seulement de votre pinceau…

— Mon pinceau ?

— Oui ; ne m’avez-vous pas dit que l’arbuste de mon jardin pouvait périr un jour ou l’autre ? Eh bien ! soyez assez bon pour me peindre une de ses fleurs sous les divers aspects qu’elle prend à certaines heures de la journée ; si je viens à perdre l’original, il me restera la copie. »

Pareille demande me surprit si fort, que je tardai un peu à y répondre.

« Vous hésitez, monsieur ? me dit l’inconnue.

— Mille pardons, madame ; non, je n’hésite pas… mais permettez-moi de vous parler avec une entière franchise. C’est plus qu’un dessin, plus qu’une peinture que vous me demandez, c’est un jour de mon temps, et ce temps m’est mesuré avec une telle parcimonie, que c’est à peine si, en marchant jour et nuit comme Isaac Laquedem, je pourrai arriver à l’époque fixée à un rendez-vous qui m’est assigné au delà de cette Amérique.

— Alors n’en parlons plus.

— Parlons-en, au contraire, répliquai-je, car le ton de reproche de l’inconnue m’avait ému ; oubliez les paroles qui viennent de m’échapper et qui m’étaient dictées par une impérieuse nécessité. Demain, au jour, je peindrai les fleurs de votre hibiscus, puisque tel est votre désir ; mais, à votre tour, ne ferez-vous rien pour moi ?…

— Que puis-je faire ?

— Une chose qui vous coûterait peu, et qui serait pour moi d’un prix inestimable. Levez le voile qui vous cache. Ne me laissez pas partir d’ici sans vous avoir vue, afin que j’emporte avec le souvenir de vos traits celui de la généreuse hospitalité que j’ai reçue de vous.

— Ce que vous demandez est impossible, me dit l’inconnue ; excepté les gens qui me servent, personne ne verra plus mon visage jusqu’au jour ou Dieu m’appellera à lui. C’est un vœu que j’ai fait et que rien au monde ne pourrait m’engager à rompre. Pour qu’une femme ait pris la résolution de s’ensevelir dans cette solitude et d’y rester cachée à tous les yeux, croyez, monsieur, qu’il a fallu qu’elle eût de bien puissants motifs !

« Le court séjour que vous aurez fait ici, ajouta-t-elle, ne saurait laisser dans votre esprit des traces bien durables ; dans quelques jours, vous aurez probablement oublié l’hacienda de la Lechuza et la pauvre femme qui est venue y cacher sa vie. Mais elle se souviendra toujours de la sympathie que vous lui avez témoignée. Et maintenant puis-je compter sur votre obligeance ?

— Dès demain, comme je vous l’ai dit, je me mettrai à l’œuvre.

— Que Dieu vous bénisse et vous rende au centuple ce que vous aurez fait pour moi ! Recevez dès à présent, avec l’expression de ma sincère gratitude, l’assurance que mes prières vous suivront en chemin…

— Ne pourrai-je donc avant mon départ échanger encore quelques paroles avec vous ?

— Hélas ! à quoi bon ? Excusez-moi, si je vous laisse, et recevez de nouveau mes remercîments et mon dernier adieu. »

L’inconnue abaissa les lames de la persienne et je l’entendis refermer sa fenêtre.

Le majordome n’attendait en conversant avec mon guide. Après m’avoir montré dans la pièce d’entrée un matelas proprement couvert qui m’était destiné, et fait ses offres de service, il me remit de la part de sa señora une bouteille d’eau-de-vie de Pisco[1], dont la fabrication remontait à une douzaine d’années et dont le parfum et le goût, me dit-il, ne laissaient rien à désirer. À son air enthousiaste et profondément convaincu, je jugeai qu’en bon Liménien il professait une estime particulière pour cette espèce d’eau-de-vie inconnue à Occobamba, et que sa vue lui rappelait le temps heureux où il en buvait en rasades dans quelque bodegon de la cité des Rois. Faire de ce majordome un Tantale eût été de ma part une cruauté véritable. Je débouchai donc la bouteille, j’emplis d’eau-de-vie mon gobelet et le lui présentai. Il le vida d’un trait et fit claquer sa langue en signe de contentement. Miguel, témoin muet de cette scène, eut aussi sa part du gâteau. Seulement, pour des raisons de convenance que chacun saura apprécier, au lieu de remplir mon gobelet jusqu’au bord, comme je l’avais fait pour le majordome, je me contentai d’y verser deux doigts de liquide. Quand il eut bu je le priai de reboucher la bouteille et de la mettre dans mes sacoches de voyage. Il sortit accompagné du majordome qui semblait tout ragaillardi. Resté seul, je pris possession de ma couche et m’endormis bientôt de ce voluptueux sommeil qu’ont pu goûter ceux dont la conscience était calme, sur un matelas douillet et entre des draps blancs et parfumés.

Réveillé de bonne heure, je m’habillai et sortis pour respirer l’air du dehors. L’aube commençait à faire revivre les arbres, les buissons et les fleurs baignés d’une blanche rosée. Un vague souffle parfumé flottait sur les coteaux encore noirs. Vers l’orient, à l’extrémité nord de la lueur crépusculaire, tout près du bord de l’horizon, dans un milieu limpide, bleu, sombre, éblouissant, mélange ineffable de perle, de saphir et d’ombre, Vénus resplendissait et son rayonnement magnifique versait sur les montagnes, les plaines et les bois, confusément entrevus, une sérénité, une grâce et une mélancolie inexprimables. C’était comme un œil céleste amoureusement ouvert sur ce beau paysage encore endormi.

Personne n’était levé dans la maison. J’allai au fond du jardin revoir l’arbuste que je devais peindre. Une de ses fleurs s’entrouvrait doucement aux approches du jour. Sa blancheur lactée rappelait celle du coton que le gossypium laisse fuir par ses capsules trilobées. Il importait de se hâter si on voulait reproduire la fleur de l’hibiscus à sa première phase. Je rentrai pour choisir

  1. Cette eau-de-vie, désignée dans le pays sous le nom d’Italia, est fabriquée dans les vallées de Pisco, Cañete, etc., voisines de Lima, avec le raisin à gros grains dit de Malaga, et qu’au Pérou on appelle uva de Italia, ou raisin d’Italie. Elle peut être comparée pour le goût à une vieille eau-de-vie d’Armagnac, dans laquelle on aurait fait infuser des fleurs d’oranger.