Page:Le Tour du monde - 08.djvu/223

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

tants de France et d’Angleterre y ont fondé des maisons de commerce. Malheureusement il y a eu beaucoup de déceptions, et à cette heure, c’est une plainte générale. Le fait est que les négociants ont des concurrents dangereux dans les mandarins, et même dans les princes qui accaparent la plus grande partie du riz et du sucre, branches principales du commerce, et l’expédient sur leurs jonques et leurs nombreux navires ; de plus, le pays n’était pas préparé au changement qui s’est opéré tout à coup dans ses lois, et n’a encore guère cultivé que pour sa propre consommation ; en outre, la population est peu nombreuse et le Siamois est paresseux. La culture est en grande partie entre les mains des Chinois, gens plus laborieux, mais dont l’immigration s’est détournée depuis quelques années pour se porter en Australie, en Californie, à Singapoure et dans quelques autres contrées florissantes.

Le royaume de Siam mérite certainement toute la réputation de beauté dont il jouit, cependant c’est particulièrement dans les montagnes que la nature porte un véritable cachet de grandeur.

Vue générale de Bangkok. — Dessin de E. Bocourt d’après une photographie.

Les environs de Bangkok sont, à perte de vue, aussi plats que les polders de la Hollande. La ville elle-même repose sur un archipel d’îlots vaseux que le bras principal, ou thalweg du Ménam, découpe en deux sections. Celle de droite n’a guère droit qu’au titre de faubourg, car les huttes du peuple, les jardins et les marais y dominent. Les pagodes et les demeures des grands y sont rares. Sur la rive gauche du fleuve, au contraire, la ville proprement dite, entourée de murailles crénelées et flanquées de loin en loin de tours et de bastions, couvre un espace de deux lieues de circuit. Entre les deux sections, des milliers de boutiques, flottant sur des radeaux, s’allongent sur deux rangs en suivant les sinuosités du fleuve que sillonnent en tous sens d’innombrables embarcations. L’animation qui règne sur les eaux est la première chose qui frappe le voyageur pénétrant au sein de cette capitale par la voie du Ménam. Bientôt, son attention est attirée par la vue des palais royaux et des pagodes, projetant dans les airs, au-dessus de l’éternelle verdure de la végétation tropicale, leurs flèches dorées, leurs dômes vernissés, leurs hautes pyramides sculptées à jour, découpées en guipures et reflétant tous les rayons du soleil, toutes les couleurs du prisme sur leur revêtement de cristaux et de porcelaines. Cette architecture des Mille et une Nuits, la variété infinie des édifices et des costumes, indiquant la diversité des nationalités groupées sur ce point du globe, le son incessant des instruments de musique et le bruit des représentations scéniques, tout cet ensemble est, pour l’étranger, un spectacle aussi nouveau qu’agréable au premier abord.

En outre ici, autre impression étrange ; pas de bruit de voiture ni de chevaux ; pour vos affaires ou vos plaisirs, vous êtes obligé de descendre ou remonter la rivière en bateau. Bangkok est la Venise de l’Orient ; on n’y entend que le bruit des rames, celui des ancres, le chant des matelots ou les cris des rameurs qu’on nomme Cipayes. Le rivière tient lieu de cours et de boulevards, et les canaux remplacent les rues. Un observateur n’a de choix dans ce pays qu’entre deux positions ; s’accouder sur son balcon, ou glisser mollement sur l’eau, couché au fond de son canot.

Henri Mouhot.

(La suite à la prochaine livraison.)