Page:Le Tour du monde - 08.djvu/274

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et nos chariots d’une lenteur désespérante. Enfin nous arrivâmes à la première station, ou je fus casé dans une vaste salle en bambous couverts de chaume, qui avait été récemment construite pour loger le roi et sa suite. La nuit, j’eus des gardes à ma porte envoyées par les autorités afin de me garer de tous risques et évictions, et grâce à la lettre du roi, que je présentai, je fus respectueusement traité. Le lendemain, je parvins à louer un éléphant pour me conduire à la prochaine station, ce qui me coûta un franc de notre monnaie.

Le jour suivant, je dus continuer ma route pieds nus. Ce que nous eûmes à souffrir de la chaleur dépasse tout ce que je m’étais imaginé jusque-là de l’effet du soleil dans la zone torride. Le soleil était alors au zénith, et ses rayons brûlants, répercutés par le terrain sablonneux, devenaient intolérables à dix heures du matin ; c’était à ce point que les indigènes, qui ont la plante des pieds fort dure, ne pouvaient supporter le contact du sol et cherchaient les touffes d’herbe pour y poser le pied ; les bœufs ne marchaient qu’en piétinant continuellement et donnaient tous les signes de la douleur et de l’épuisement ; malgré l’aiguillon et le rotin, ils refusaient souvent d’avancer. L’eau des mares était non pas tiède, mais chaude ; l’atmosphère semblait embrasée, tous les êtres sans force, et la nature languissante et accablée. Au milieu du jour, nous faisions halte pour nous remettre en route à trois heures. Sur tout notre parcours il n’y avait pas une goutte d’eau potable, même pour nos animaux qui soufraient de la soif plus encore que nous-mêmes ; et pour cuire notre riz et faire notre thé nous n’avions d’autre ressource que celle des mares et des bourbiers imprégnés de noix vomiques tombées des arbres environnants. Le lendemain, je trouvais de nouveau un éléphant à louer, mais ce fut le dernier, et les quatre jours suivants, je fis la plus grande partie du chemin à pied, l’autre, assis sur le coin d’une des charrettes. Du reste, le manque d’eau et les tourbillons de fine poussière qui s’élèvent de la route sont les seuls inconvénients qu’aient à subir les voyageurs. Dans la saison sèche, le terrain, quoique sablonneux, est dur et bien foulé, au milieu de la voie, par le fréquent passage des chariots et des éléphants ; le reste de la chaussée, large de vingt-cinq à trente mètres, est revêtu de gazon et même de hautes herbes, puis à peu de distance s’offre la forêt avec ses arbres à huile de distance en distance, aux troncs élevés, au port droit et majestueux, et couverts à leur sommet seulement d’un bouquet de larges feuilles d’un vert foncé. C’est comme une magnifique et immense avenue, et on pourrait croire que l’art y a mis la main.

Les stations sont toutes situées à une distance à peu près égale, douze milles environ. À toutes, outre les anciens caravansérails servant à abriter les voyageurs et les hommes de corvée, qui sont changés tous les cinq jours, je trouvai d’autres nouvelles maisons beaucoup plus vastes et plus belles, construites pour le passage du roi ; de plus, entre les stations, on rencontre souvent d’autres salles où l’on peut se reposer au milieu du jour, avantage et confort qui ne sont nullement à dédaigner.

Jusqu’à la distance de vingt-cinq milles, en partant de Kampôt, j’aperçus sur ma droite une chaîne de montagnes peu élevée, derniers contre-forts de la chaîne qui sépare le bassin du grand lac Touli-Sap du golfe de Siam ; mais je ne rencontrai, sur tout le parcours de mon voyage de Kampôt à Udong, qu’un terrain sablonneux, sauf en un seul endroit, où je le trouvai rocailleux, avec du minerai de fer. On ne voit qu’un seul petit village sur ce parcours, et là seulement quelques traces de culture ; partout ailleurs je n’aperçus aucun sentier ni aucune trace pouvant faire supposer que l’intérieur de le forêt fût habité. Autour de la capitale seulement les champs de riz commencèrent à se montrer, ainsi que de petites maisonnettes entourées de jardins fruitiers, maisons de campagne de l’aristocratie cambodgienne, qui y vient chaque soir humer un air plus pur que celui qu’on respire à la cour et à la ville.

En arrivant aux portes d’Udong, je me trouvai en face d’un large fossé, surmonté d’un parapet et entouré d’une palissade de trois mètres d’élévation. Je pensais entrer dans une ville de guerre fortifiée, et comme je savais mes compatriotes occupés en ce moment à donner une leçon aux Cochinchinois, je m’attendais à être reçu par un factionnaire la baïonnette croisée, avec le terrible : On ne passe pas ! mais celui-ci ne se montrant pas, je donnai un coup de crosse de fusil à la porte et j’entrai. J’étais dans l’enceinte du palais du second roi, palais précédé d’une sorte de cage tenant le milieu entre une guérite et un pigeonnier, ayant à chacune de ses quatre faces une lucarne d’où l’on peut observer, en cas d’invasion, l’approche de l’ennemi, et donner le signal de la fuite avant son arrivée. J’arrivai au centre d’une grande place autour de laquelle se prolongent les remparts, fermés de deux portes dont l’une donne accès sur le marché, la seconde conduit à la campagne. Dans l’intérieur de cette enceinte, d’un côté se trouve le palais du second roi, de l’autre celui d’un plus jeune prince, son frère, et une pagode avec son couvent, le tout recouvert en chaume.

J’espérais trouver là, comme à Kampôt, un « hôtel du roi et des ambassadeurs ; » mais, ne voyant aucune enseigne, je me dirigeai vers un endroit où je voyais entrer et sortir beaucoup de monde. C’était la salle de justice, où les juges tenaient audience. J’envoyai Niou, mon domestique, en « députation, » demander à ces magistrats s’ils voudraient bien donner asile à un voyageur. La réponse ne se fit pas attendre ; juges et plaideurs vinrent au-devant de moi et me conduisirent dans la salle de justice, où je commençai immédiatement mon installation sous les yeux de toute la foule accourue pour voir l’étranger et lui demander « ce qu’il vendait. »

La nouvelle de mon arrivée parvint bien vite au palais du roi, et deux pages me furent envoyés pour me demander si je n’irais pas de suite voir Sa Majesté. Mon bagage n’était pas encore arrivé ; j’objectai que je ne pouvais me rendre auprès du roi en costume de