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deux Stiêngs pour m’aider à gagner son poste. Sa lettre me rassura complétement sur la crainte que je ressentais d’être peut-être un hôte importun et malencontreux pour le pauvre ermite que je venais surprendre ainsi.

Je partis donc avec confiance et plaisir. Nous avions deux grandes journées de marche pour arriver à Brelum ; nous campâmes une nuit près d’un torrent, sur nos nattes, autour d’un bon feu, pour éloigner les hôtes féroces qui abondent dans ces forêts, et la seconde dans une cabane abandonnée à quelques milles de Brelum ; enfin le 16 août, à neuf heures du matin, nous débouchâmes dans une éclaircie de deux cent cinquante à trois cents mètres carrés. Nous étions entre deux éminences dont toute la base plonge dans un profond marécage ; sur la hauteur opposée, j’aperçus deux longues maisons de bambous recouvertes de chaume et entourées d’un jardin ; puis se dessinant sur le ciel, au-dessus des bambous du voisinage, la modeste croix plantée depuis deux ans au milieu de ces effrayantes solitudes par deux nobles Français. C’était la Mission de Brelum.

Notre apparition fut saluée par plusieurs décharges de mousqueterie ; nous y répondîmes de notre mieux, tandis qu’au milieu de ce vacarme de feux roulants, répercutés par l’écho de la forêt et propres à faire rentrer au fond de leurs repaires tous les monstres du voisinage, le pauvre père Guilloux, les jambes couvertes de plaies envenimées, résultat des courses où l’entraînait son zèle et qui l’avaient retenu sur le grabat pendant plus de six mois, s’avançait en chancelant à ma rencontre sur les troncs d’arbres jetés en guise de pont en travers du marais.

Salut à toi, noble enfant de notre chère et belle patrie ! À toi, qui braves la misère, les privations, les fatigues et les souffrances, et même la mort, pour apporter à ces sauvages les bienfaits de la religion et de la civilisation. Que Dieu te récompense de tes nobles et pénibles travaux, car les hommes sont impuissants à le faire, et, du reste, ta récompense n’est pas de ce monde !

La case de l’oncle Apaït était plus élégante que l’humble presbytère de Brelum au toit d’herbes sèches, aux parois de roseaux, parquet de terre nue ; mais j’y fus reçu en ami.


XV

Séjour de trois mois parmi les sauvages Stiêngs. — Mœurs de cette tribu. — Produits du pays. — Faune. — Mœurs des Annamites.

Depuis près de trois mois je me trouve au milieu des sauvages Stiêngs, au sein des bois et des bêtes sauvages de toutes les espèces, et nous vivons presque comme dans une place de guerre assiégée. À chaque instant nous craignons une attaque de l’ennemi, nos fusils sont constamment chargés ; mais beaucoup pénètrent dans la place en rampant sous les herbes et arrivent ainsi jusque sous nos couvertures. Ces forêts sont infestées d’éléphants, de buffles, de rhinocéros, de tigres et de sangliers ; la terre autour des mares est couverte de leurs traces ; on ne peut s’avancer de quelques pas dans la profondeur des bois sans les entendre ; cependant, généralement, ils fuient tous à l’approche de l’homme, et pour les tirer, il faut les attendre à l’affût auprès des endroits où d’habitude ils viennent s’abreuver, posté sur un arbre ou dans une hutte de feuillage. Les scorpions, les centipèdes, et surtout les serpents, sont les ennemis que nous redoutons le plus et contre lesquels il faut prendre le plus de précautions, de même que d’autre part les moustiques et les sangsues sont les plus incommodes et les plus acharnés. Pendant la saison des pluies notamment, l’on ne peut être trop sur ses gardes, autrement, en se couchant comme en se levant, on risquerait de mettre le pied ou la main sur quelque serpent venimeux des plus dangereux. J’en ai tué plusieurs dans la maison, soit d’un coup de fusil, soit d’un coup de hache. En écrivant ces lignes, je suis obligé de faire le guet, car je m’attends à en voir reparaître un sur lequel j’ai marché ce soir, mais qui s’est enfui sans me mordre. De temps en temps je m’interromps aussi pour écouter le rugissement d’un tigre qui rôde autour de notre demeure, guettant les porcs à travers leur clôture de planches et de bambous, tandis que d’un autre côté j’entends le bruit d’un rhinocéros brisant les bambous qui s’opposent à son passage, pour venir dévorer les ronces qui entourent notre jardin.

Hutte cambodgienne. — Dessin de Sabatier d’après M. Mouhot.

Les sauvages Stiêngs qui habitent ce pays sortent probablement de la même souche que les tribus des pla-