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des Carolins, des Tagales de Luçon et de ces Haraforas de Célèbes, qui lui ont apparu comme les ancêtres des Tongas et des Tahitiens.

On ne trouve dans leurs habitations ni chaises, ni tables, ni lits, pas même de vaisselle de terre ou de porcelaine ; à peu d’exceptions près, ils mangent leur riz gluant, façonné en boulettes, dans la main ou dans un petit panier tressé avec du rotin, et dont quelques-uns sont artistement travaillés.

Cabane laotienne. — Dessin de Sabatier d’après M. Mouhot.

L’arbalète et la sarbacane sont leurs armes de chasse, ainsi qu’une espèce de lance en bambou, et quelquefois, mais plus rarement, le fusil, dont ils se servent avec beaucoup d’adresse.

Dans le hameau Na-Lê, où j’arrivai le 3 septembre, j’eus le plaisir de tuer une tigresse qui, avec son mâle, causait de grands ravages dans la contrée, Le lendemain, le chef des chasseurs de ce village organisa en mon honneur une chasse aux rhinocéros, animal que je n’avais pas encore rencontré dans toutes mes courses à travers ces forêts. La manière dont les Laotiens font cette chasse est fort curieuse, fort intéressante, en raison de sa simplicité et de l’habileté qu’ils y déploient. Nous étions huit hommes, moi compris. J’étais armé d’un fusil, ainsi que mes domestiques ; j’avais placé au bout du mien ma longue baïonnette bien effilée ; les Laotiens ne portaient que de solides bambous emmanchés dans une lame de fer, tenant le milieu entre une baïonnette et un long poignard, tandis que la lance du chef était une sorte d’espadon, longue, effilée, forte et souple, mais ne brisant pas, ce qui fait la qualité de cette arme dangereuse.

Ainsi armés nous nous mîmes en route dans le plus épais de la forêt, dont notre chef connaissait tous les détours et tous les gîtes à gibier. Après y avoir pénétré à peu près de deux milles, tout à coup nous entendîmes le craquement des branches et le froissement des feuilles sèches. Le chef prit les devants, nous faisant signe de la main, sans se retourner, de ralentir notre pas et nous tenir armés et prêts.

Bientôt un cri perçant se fit entendre : c’était le signal de notre chef, pour nous prévenir que l’animal n’était pas éloigné ; puis il se mit à frapper l’un contre l’autre deux tuyaux de bambou, et tous ses compatriotes poussèrent des cris sauvages pour forcer le rhinocéros à quitter sa retraite. Peu d’instants après, l’animal, furieux d’être dérangé dans sa solitude, venait droit à, nous ; c’était un mâle de la plus grande taille. Sans la moindre crainte, au contraire avec tous les signes de la plus grande joie, comme s’il était assuré de sa victoire, l’intrépide chasseur s’avança au-devant du monstre, et, la lance croisée, l’attendit à une certaine distance et comme le défiant. L’animal avançait toujours, baissant et relevant alternativement son énorme tête, la gueule grande ouverte. Arrivé à la portée de l’homme, celui-ci lui enfonça sa lance dans l’intérieur du gosier à une profondeur de plus d’un mètre et demi, et aussi tranquillement que s’il eût chargé une pièce d’artillerie. Cela fait, il abandonna son arme dans le corps de l’animal et vint nous rejoindre. Nous nous tenions à une distance respectueuse, de manière à assister à l’agonie de la brute sans avoir à craindre pour nous-mêmes. Elle poussait des mugissements affreux et se roulait sur le dos, en proie à des convulsions épouvantables, tandis que nos hommes poussaient des cris de joie. Quelques instants après, nous pûmes nous en approcher, elle vomissait des flots de sang. Je donnai une poignée de main au chef en le félicitant de son adresse et de son courage. Il me dit alors qu’à moi seul appartenait l’honneur d’achever animal, ce que je fis en lui perçant la gorge de ma longue baïonnette.

Le chasseur ayant retiré sa lance du corps du Béhémoth, me la présenta en me priant de l’accepter comme souvenir. Je lui donnai, en retour, un magnifique poignard européen…

Henri Mouhot.




À la date du 5 septembre finit le journal de voyage de M. Mouhot. Jusqu’au 25 du mois d’octobre, il à toutefois continué de tenir fidèlement son registre météorologique ; mais les dernières notes inscrites sur son carnet de route se bornent aux suivantes :

Le 20 septembre, départ de B…p.

Le 28, ordre du Sénat de Luang-Prabang envoyé à B…, enjoignant aux autorités de ne pas me laisser dépasser cette limite.