Page:Le Tour du monde - 11.djvu/100

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épuisé, et abandonné là par une caravane que j’avais rencontrée vers Togoy : l’abandon remontait donc à trois jours, et je fus aussi surpris que douloureusement affecté de voir la pauvre bête encore vivante, malgré la soif qui devait la dévorer. Elle ne paraissait pas s’être relevée depuis qu’on l’avait laissée là, mangeait avec assez d’appétit l’herbe touffue en cet endroit, et je n’eus pas le cœur de lui envoyer un coup de fusil, essayant de me persuader qu’un passant indigène pourrait la faire lever à coups de bâton et l’emmener au puits voisin.

Jeunes filles du Taka. — Dessin de Émile Bayard d’après un croquis de M. G. Lejean.

Les nomades ne sont pas méchants, mais ils sont à l’endroit des souffrances de leurs chameaux, d’une insensibilité qui contraste avec leur affection pour leurs chevaux ou leur bétail, et qui doit tenir au caractère peu sympathique de cet animal étrange. Mélange bizarre de docilité et de sauvagerie, le chameau sait obéir à son maître, s’agenouille et se relève dès qu’il entend le rhhhh guttural du chamelier, mais ne s’attache à personne. Sa docilité a quelque chose de stupide, et ses fureurs sont redoutables. Ses grands yeux noirs, ordinairement doux, brillent alors d’un éclat effrayant, et sa large bouche grande ouverte, montre deux rangées de dents aiguës ; il menace, heureusement, plus souvent qu’il ne mord. En certaine saison, il est ingouvernable, se jette tête baissée dans les fourrés les plus épineux au risque de s’aveugler et d’estropier son cavalier, ou se sauve au hasard dans le désert et y meurt de soif avec le malheureux voyageur qui n’a pas eu la présence d’esprit de le tuer au début de cette course effrénée.

Je fis mon lit cette nuit-la dans les sables du khor Mintaoueb, et le lendemain, après une marche courte et fatigante, je vis émerger du milieu d’un mirage aveuglant les trois groupes de huttes qui forment le village de Fillik, capitale de prédilection des Hadendoa, située au milieu d’une plaine de la plus effrayante nudité. À moins d’un kilomètre à l’ouest serpente le large torrent de Herboub, aux rives fertiles et bien ombragées : je n’ai jamais compris le caprice que les nomades ont eu de s’établir si loin de l’eau et des ombrages, à moins qu’ils n’aient craint pour leurs troupeaux le voisinage des lions et des hyènes dont toutes ces forêts abondent. Fillik se compose d’une trentaine de toukouls fixes, et de cent cinquante tentes qui campent ailleurs durant l’hiver. En l’absence de chekb Mouça, prince héréditaire des Hadendoa et vrai sultan du pays qui s’étend de Kassala à Tokhar, le village a pour chef un de ses parents, qui vint me rendre visite et veiller à ce que rien ne manquât à la caravane. Il parlait peu, ce qui tenait en partie à la taciturnité dont l’aristocratie du désert se fait une attitude, à son peu d’habitude de