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hommes s’il en fut et restés tels malgré le contact des grossiers officiers égyptiens qui les gouvernent. Je m’expliquai ses soucis. L’impôt était en retard, et Mohammed voyait déjà poindre les événements qui devaient éclater les jours suivants.

Le puissant chekh fut arrêté à la turque, c’est-à-dire par un guet-apens. Comme on n’osait rien tenter contre lui à Fillik même, on l’attira, sous je ne sais quel prétexte, à Kassala, et à peine arrivé, il fut assailli par les soldats, enchaîné et mis au secret.

La réponse des Hadendoa ne se fit pas attendre. Elle arriva le surlendemain (6 mars) à Kassala, sous la forme d’un convoi de malheureux bourgeois du lieu, morts ou blessés : ils avaient été assaillis par une troupe armée sur la route de Souakin, et les nomades, pour bien constater le caractère politique de cette agression, n’avaient touché ni à leurs chameaux ni à leurs marchandises. Seulement, comme il arrive toujours en Orient, le châtiment tombait à faux et frappait des innocents ; car les pauvres colporteurs du faubourg de l’Hôpital n’étaient pour rien dans la politique transcendante du divan de Kassala.

On peut juger du concert de malédictions et de longs gémissements qui éclata sur le passage des victimes. J’étais monté sur la terrasse pour voir ce qui se passait, quand je vis arriver du côté de Sabterat un convoi pareil, escorté de femmes hurlantes, et de fogara graves et compassés. J’appris plus tard que c’étaient des takarir qui, occupés à faire le bois, avaient été assaillis par une trentaine de Barea armés comme eux de lances et de boucliers, et, bien qu’ils ne fussent que six, ils avaient fourni un long combat pendant plusieurs heures. Qu’on ne s’étonne point de la durée de la lutte : au Soudan, les escarmouches entre petites guérillas ne sont souvent, grâce aux grands boucliers et à l’agilité des combattants, qu’une gymnastique où, sur cinquante coups de lance, un à peine entame la chair. C’était l’avant-dernier jour du Ramadan : ces vaillants nègres ne voulurent étancher leur soif qu’après le soleil couché, et tout en restant en garde ils buvaient, derrière leurs boucliers, l’eau qu’un d’eux puisait à une outre. L’un d’eux fut tué, les autres plus ou moins grièvement blessés ; les Barea perdirent un homme, qui resta sur la place et fut jeté en pâture aux hyènes.

Les anecdotes tragiques ne manquent pas parmi ces pasteurs nubiens. Lors de mon premier voyage, on me montra de loin, derrière le mont Abou-Gamel, le village de Hafara, désert alors par suite d’une scène tragique qui remontait à environ une année.

Un homme de Hafara avait épousé la fille d’un notable de la tribu nègre des Basen, ce qui ne l’avait pas empêché de s’emparer par trahison de deux jeunes gens du village de son beau-père, et de les retenir avec le projet avoué de les vendre comme esclaves. Le beau-père vint à Hafara et réclama ses compatriotes ; le Hafara les refusa, s’emporta et déclara nettement qu’il les vendrait à Kassala, ce qu’il fit en effet quelques jours après. Le Basen se tut ; mais sa fille, accoutumée à lire dans sa physionomie, vint donner à son mari ce conseil au moins étrange :

« Mon père va partir ; mais j’ai vu sur son visage qu’il est résolu à te tuer. Tu ferais donc sagement de le tuer à présent qu’il est en tes mains, de peur qu’il ne t’arrive malheur. »

Le mari fit l’éternelle réponse : « Il n’oserait. »

Le Basen partit, et de plusieurs semaines on n’eut de ses nouvelles. Un soir, pourtant, un homme qui venait des Basen parla mystérieusement à la femme et l’avertit de se tenir prête à partir, vu que son père viendrait la chercher dans peu de jours. La négresse profita de l’avis et n’en dit mot à son mari, pensant probablement qu’il était téméraire de chercher à l’arracher à sa destinée. Une nuit, trois cents Basen bien armés envahirent silencieusement le village, composé d’une centaine de tokauls ; à la porte de chaque hutte un homme se posta en sentinelle, pendant que deux autres pénétraient à l’intérieur et coupaient la gorge à tous ceux qui s’y trouvaient. En moins de rien, la sinistre opération fut accomplie, et les cinq cents habitants de Hafara passèrent sans résistance du sommeil à la mort. Le premier auteur de cette catastrophe périt aussi, et sa veuve suivit les vainqueurs qui rentrèrent vite dans leurs montagnes.

Pour venger ce coup de main, les gens de Sabterat et d’Algheden, voisins des Hafara et leurs alliés, s’unirent aux Turcs de Kassala et firent une razzia chez les Basen, à qui ils tuèrent une soixantaine d’hommes et enlevèrent dix-huit prisonniers, pour la plupart jeunes filles et enfants, qui furent vendus à Kassala quelques semaines avant mon arrivée.

Récemment, en avril 1863, Mohammed en Nour, chef de Sabterat, fit avertir le mudir de Kassala qu’il y avait bonne opportunité de faire une razzia sur le pays des Basen, et lui demanda main-forte. Le mudir lui envoya cent cinquante hommes, qui se joignirent aux Sabterat et entrèrent dans les montagnes à la recherche des nègres. Ceux-ci avaient été avertis, et par En Nour lui-même, à ce qu’on m’a dit, ce qui n’a rien d’invraisemblable pour qui connaît les sentiments de ces populations à l’endroit des Turcs ; ils avaient préparé une embuscade et laissé dans la plaine, comme appât, quelques bestiaux que les gens de Kassala se mirent en devoir d’emmener. Les Basen, sortant de leur embuscade, tombèrent sur ces gens débandés, en tuèrent quinze et mirent le reste en déroute. Le pacha envoya six cents hommes « pour venger l’honneur du drapeau » et châtier les noirs ; ils trouvèrent ceux-ci en fuite et brûlèrent, pour toute revanche, quelques huttes abandonnées.


II

Le Mont Kassaia el Louz. — Le fleuve Gach. — Promenade à l’Abou Gamel. — L’ocher. — Conseils pour trouver de l’eau au désert. — Les Menna. — Un bandit gentilhomme : le fils du léopard. — La carabine de Mme Baker. — Ce qu’il en coûte au Soudan pour être honnête homme.

Je reviens à Kassala, qui me servait de centre pour les reconnaissances que je dirigeais dans tous les sens,