Page:Le Tour du monde - 11.djvu/110

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cause. On remonta à l’auteur de l’histoire, et on finit par reconnaître la naïve confusion faite par le mek entre l’orange et l’ocher. Le pacha en fut si irrité qu’il le condamna à manger de son fruit maudit. On ne m’a pas dit s’il en mourut : mais cette aimable plaisanterie ne sent pas trop son Méhémet-Ali. C’est d’Abbas Pacha qu’on pourrait plus vraisemblablement la raconter.

La tribu des Menna ou Manna occupe habituellement cette portion du Gach : elle est de race bidja, et lors des pluies elle passe sur le versant nord, du côté d’Algheden. Bien que le lit du fleuve soit à peu près au premier occupant, il m’a semblé que les Menna vers Gozzo et les Haïkota un peu plus haut étaient en possession de cette zone, tandis qu’au sud et au S. S. O. commençaient les vastes pâtures occupées par les Omran. Bien que ces tribus ne soient pas arabes (sauf peut-être les Omran), la vie nomade leur a donné les habitudes des Arabes, et je trouvai dans le premier camp où il me plut de passer la nuit, le vivre et le couvert d’usage. Juste en ce temps-là, les alarmistes disaient assez de mal des tribus du Taka et des Menna en particulier : on parlait, je crois, d’un Européen assassiné. Je ne sais ce qu’il y avait de vrai dans ces rumeurs, mais j’ai généralement trouvé tous ces pasteurs nubiens plus sympathiques que les maîtres que la conquête leur a donnés.

Le lendemain je me rendis à travers bois à l’Abou-Gamel, où je trouvai, non pas une montagne, mais quatre formidables masses de granit sortant du milieu d’une plaine parfaitement unie, quoique graveleuse et infertile, sauf quelques fonds où l’eau de pluie avait fait pousser une herbe assez drue, ce qui y attirait chaque année quelque fraction de nomades. J’avais compté faire l’ascension de l’Abou-Gamel, c’est-à-dire de la principale montagne du groupe ; mais je fus vite découragé par l’abominable chaos de ces roches, grosses chacune comme une maison arabe, et entassées les unes sur les autres dans une magnifique confusion. Après une tentative infructueuse pour trouver un passage, je me rabattis sur une montagne voisine, autour de laquelle courait une sorte de plate-forme de granit qui facilitait l’ascension. La partie supérieure de cette plate-forme avait une inclinaison d’une trentaine de degrés, ce qui la rendait abordable ; plus bas, elle penchait à quarante degrés et plus sur un abîme assez formidable. Je demandai au guide si l’on pourrait passer ; il répondit que oui, me fit me déchausser (car la peau, comme on sait, mord mieux sur les granulations de la pierre) et me fit franchir les deux ou trois mètres périlleux. Je dis périlleux, car je l’entendis dire à mi-voix : B’ism’illah (au nom de Dieu !), formule que le musulman ne prodigue pas. J’ai, par caprice ou point d’honneur, exposé cinq ou six fois ma vie dans ces ascensions des montagnes du Taka à longs plans inclinés, et je compte bien ne pas renouveler ces témérités inutiles.

Le panorama que j’embrassai de là valait la peine d’être contemplé : la vue allait jusqu’à l’Atbara, au sud-ouest, elle embrassait une immense plaine boisée qui allait jusqu’à Koroteb, sur la route de Gondar ; au sud-est, on voyait distinctement sortir, du milieu des basses montagnes des Basen, le large et majestueux thalweg du Gach.

Je viens de parler de la route de Gondar ; comme les cartes ne la mentionnent pas, je dois ici une petite digression au lecteur.

Il y a une route de contrebande qui mène en six jours de Kassala à Kabhtia ou Cafta, capitale de Oued-Nimr, d’où sept autres journées mènent à Gondar. Oued-Nimr (le fils du léopard) est une individualité fort originale, et j’ai nourri jadis le désir de l’aller voir. C’est le fils du fameux Melek-Nimr (le roi-léopard), prince de Chendy, qui brûla vif Ismaïl-Pacha, en 1822, et se sauva avec ses partisans à Mai-Gogoa (l’eau qui bruit), sur la frontière de l’Abyssinie, où il se fit une petite principauté aux dépens des Égyptiens. Dans son ancien royaume, il est resté très-populaire, et force histoires courent sur son compte dans les veillées. On m’a conté que quelque temps après sa fuite, une de ses femmes, restée dans sa maison à Chendy, vit une nuit un homme de grande taille, une sorte de fantôme, entrer dans le harem, aller droit à un coin de la chambre, soulever une pierre, emporter un sac plein d’or et s’en aller silencieusement comme il était venu. La femme avait reconnu Nimr et se garda bien de parler.

Nimr, devenu vieux, perdit la vue ; mais jusqu’à sa mort il continua la guerre de razzias et d’escarmouches contre les Égyptiens et leurs sujets. Le voyageur Mansfield Parkyns l’alla voir et en fut très-bien reçu. Nimr avait prêté foi et hommage à Oubié, vice-roi du Tigré, et en avait reçu Kabhtia en fief ; il le suivait à la guerre. Un jour, un des Arabes de Nimr vint demander justice à Oubié contre un Abyssin qui avait traîtreusement assassiné un sien parent. Oubié lui livra l’homme pour en faire ce qu’il voudrait. L’Arabe tira son seïf à deux tranchants, coupa son homme en deux d’un seul coup et s’en alla, après avoir salué Oubié qui était resté abasourdi de cette justice expéditive[1].

Nimr a continué le métier de son père, et jouit de l’estime des Soudaniens, sauf de celle des gens qu’il pille. Les munitions de guerre lui étaient jusqu’ici fournies par les marchands de Kassala, grâce à la connivence du mudir de Taka, qui retirait un fort bénéfice de ce commerce interlope. Le gouvernement égyptien réclamait du négus la punition de Oued-Nimr, à quoi Théodore II répondait en créant son protégé dedjaz (duc) de Wolkaït. Le nouveau dedjaz poussa l’impertinence, en 1860, jusqu’à réclamer, au nom de Négus, l’impôt de Guedaref et du pays jusqu’à Khartoum. C’était trop pour le mudir Hassam-Bey et surtout pour le gouverneur général Mouça-Pacha : on marcha contre le fils du léopard, on le battit, on lui brûla Mai-Gogoa et on le rejeta sur Kabhtia. Depuis, il n’a guère fait parler de lui. Le pays que traverse cette route de Taka à Kabhtia est la

  1. Mansfield Parkyns, Life in Abyssinia.