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écrire à Constantinople pour sa tribu restée au Barka. Cette réclamation n’eut aucune suite, mais Cheikh Mohammed se trouvant bien à Massaoua, où il était regardé comme un saint, s’établit à Beraïmi, où il fonda un village qui se grossit d’une foule de réfugiés habab et samharis, et a jusqu’ici joui d’une exemption d’impôts toute personnelle, car elle ne s’étend pas aux réfugiés du dehors. Beraïmi est ainsi devenu une Mecque au petit pied : Mohammed, aujourd’hui septuagénaire, envoie ses deux fils en tournées de propagande dans le Samhar, le Barka, les Bedjouk, les Bogos même, qui se défendent mollement contre leurs prédications. Il n’y a pas de jeunes mariés à Massaoua ou de marchands partant pour le Gach, qui se croient en sûreté contre toutes sortes de mauvais sorts s’ils n’accourent à Beraïmi pour réclamer les prières et les talismans du saint homme.

Les Beit Bidel sont originaires de l’Hamazène, où leur souvenir est encore conservé dans le nom de Bidel que porte une famille de Tsazega. Leur immigration ne doit pas remonter plus haut que 1800 ; ils ne sont musulmans que depuis une trentaine d’années, et leur cheikh actuel, Ibraïm Djaoui, a porté longtemps le mateb ou cordon des chrétiens abyssins, et parle volontiers du temps ou son peuple était chrétien. Les Beit Bidel ont même gardé de ce temps une prière qu’ils répètent pour demander la pluie : Egzio marenna Christos, « que le Seigneur Christ ait pitié de nous ! » Ils habitent ordinairement Chegled. Libres à leur origine, ils ont été réclamés ensuite par le degled des Beni-Amer, sous prétexte qu’ils étaient établis dans un terrain qui lui appartenait, et ils passent pour les Tigré du deglel, ce qui ne les empêche pas de compter dans leur propre sein des Tigré et des Choumaglié.

Les Ouaz sont établis depuis Mansoura jusqu’à Demba et à Mai-Oassem ; ils se subdivisent en deux fractions commandées, l’une par Erei-Oued-Ibrahim, l’autre par Allem-Talem. Leurs querelles avec les Abyssins les ont fort affaiblis. Ils avaient favorisé, en 1863, la razzia des Beni-Amer contre l’Hamazène ; de sorte que vers mai de la même année, Dedjaz-Haïlo descendit sur Ouaz, et enleva quantité de captifs et de bestiaux. Il rendit plus tard les premiers, mais garda les seconds. Par représailles, en décembre 1863, les Ouaz surprirent les porteurs abyssins à Ghergher et leur enlevèrent six cents vaches. Ils sont aujourd’hui près de Tsaga et auront probablement, à leur retour vers Demba, des comptes rigoureux à régler avec Dedjaz-Haïlo.

Les Hallenga sont la seule tribu de langue hassia qui ait une organisation sociale parfaitement égalitaire, ce qui est du reste conforme au principe abyssin que tous sont égaux, sauf la question de propriété de fief (goult), tandis que le principe des Nubiens est que la noblesse est dans le sang et non dans le fief. Dans chaque tribu hassia, les Beni-Amer, les Habab, les Bogos, etc., l’aristocratie est formée par les choumaglié (anciens), dont chaque famille a un certain nombre de vassaux appelés Tigré. C’est à peu près le patriciat romain avec la clientèle. Le nom de Tigré semble venir de ce que les émigrés abyssins qui se sont réfugiés en Nubie et se sont déclarés clients des tribus de ce pays, venaient presque tous de la province du Tigré. C’est là l’origine de cette suzeraineté bizarre : sur un point ou deux, il paraît au contraire qu’il y a eu conquête de la part des immigrants, qui alors se sont faits les choumagliés des vaincus.

Cet ordre de choses n’a, du reste, rien de bien oppressif. Le Tigré n’est guère qu’un fermier : s’il a à se plaindre de son patron, il peut s’en choisir un autre. Il paie une redevance modérée, établie par un usage immémorial. Par contre, en cas de vexation (vol ou meurtre), il a le droit d’exiger que son choumaglié poursuive la réparation d’usage contre l’offenseur et le protège contre tout méfait. Les Tigré forment, dans toute tribu, la portion la plus pauvre et la plus laborieuse, on les reconnaît aisément à leur teint plus foncé, à leur maigreur, à leur air un peu farouche, à leurs misérables vêtements.


VII

Bicha. — Dunkuas. — Cours et panorama du Barka. — Projet gigantesque de chemin de fer. — Le doum. — Barea. — Usages étranges.

Je reviens à ma narration, c’est-à-dire à Bicha.

Nous campâmes près des puits, à deux portées de fusil du village, et nous y reçûmes la visite d’un parti de gens venant d’Algheden et lieux voisins, lesquels ne nous cachèrent pas qu’ils allaient tenter un coup de main contre les chrétiens de la frontière, Abyssins ou autres. Nous leur fîmes observer qu’ils n’avaient rien à gagner en allant s’attaquer aux Bogos, vu que ces derniers étaient sous la protection reconnue de la France, et qu’ils auraient infailliblement à payer les dommages qu’ils causeraient. Ils promirent de s’abstenir de toute tentative contre les Bogos, et tinrent parole. Je dirai plus tard sur qui tomba l’orage.

Partis des puits, nous commençâmes à gravir un col tournant autour de la grosse masse trapézoïdale de Bicha et arrivés de l’autre côté de la chaîne, nous atteignîmes en une étape et demie à travers une plaine en partie cultivable, nommée Kassa, un groupe de collines fort arides, nommé Dunkuas. Je grimpai sur l’une de ces collines et je restai émerveillé du spectacle. J’avais à mes pieds le ruban blanc frangé de vert sombre qui se nomme le fleuve Barka, le plus beau fleuve de la Nubie, puisque l’Atbara est surtout abyssin. Le fleuve était à sec, comme il l’est toute l’année, sauf les quelques jours où les masses d’eau effrayantes que vomissent les plateaux des Barea et d’Avla arrivent jusqu’à ce large lit qui les a bientôt bues. Ce large ruban (il pouvait avoir trois cents mètres d’une rive à l’autre) serpentait indolemment sous une double rangée de doum, témoignages élégants et aériens de sa puissance fécondante, et allait recevoir à sept ou huit jours plus loin, à Falkaït, son jeune frère l’Ainsaba, descendu des pays bogos. Tous deux réunis allaient se déverser dans le Langheb, qui, moins important par la longueur de son cours, mais su-