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est revendiqué par plusieurs populations voisines, et c’est la lance qui décide dans tous les cas où la prescription n’est pas établie par une possession ininterrompue. Entre musulmans, les affaires s’arrangent généralement à l’amiable : entre tribus chrétiennes ou censées telles, il y a l’arbitrage souverain du délégué du négus, le puissant chef Haïlo, grand baron de l’Hamazène, qui prétend au droit de suzeraineté sur toute cette frontière, et la tient de deux manières : d’abord par ses contingents armés, puis parce que la fertile Hamazène est le grenier d’abondance auquel, en temps de famine, ces tribus sont forcées de recourir. La situation politique de l’Abyssinie me défendait d’aller voir Haïlo à sa résidence de Tzazega, et je le regrettais, car rien n’est plus propre à nous faire comprendre la cour féodale d’un de nos grands barons du temps de Philippe Auguste, que celle d’un grand seigneur abyssin, quand il est comme Haïlo prince héréditaire du fief qu’il gouverne. Lorsque les tribus chrétiennes ont été molestées par les sujets égyptiens, Haïlo descend de son plateau et se fait justice lui-même, seul moyen de se faire respecter des autorités égyptiennes, dont le dédain officiel pour les Abyssins cache beaucoup de fanatisme et encore plus de poltronnerie, comme on a pu le voir plus haut.

Zadamba vu d’Adarde. — Dessin de Eug. Ciceri d’après un croquis de M. G. Lejean.

À la fin de juillet dernier, les Halhal, frères des Bogos, molestés par les Beni-Amer, en appelèrent à Haïlo qui ne se fit pas attendre. Il tomba sur les agresseurs près du Debra-Salé, tua soixante hommes, emmena cent quarante chamelles, trois cents vaches, cinq à six mille chèvres et rentra à Keren. Le chef de la tribu razziée, Beged-Oued-Mamoud, vint l’y trouver, et on conclut une paix provisoire : les prisonniers furent rendus, ainsi que les chamelles, contre payement de six cents talaris (3150 fr.), condition fort modérée. Il est probable que cette paix imposée ne durera que tant que Haïlo commandera au Hamazène. Le terrible négus n’aime pas les grands vassaux, et il ne supporte Haïlo qu’en considération des services qu’il lui a rendus pendant la guerre civile : encore le fait-il surveiller par une sorte de lieutenant général (fit aurari Gared), un de ces officiers qui lui doivent tout et qui seront pendus le jour où le négus sera renversé ou tué : excellents instruments de domination absolue. Haïlo aime beaucoup les Européens, et j’aurais passé avec sécurité quelques heures avec lui : mais Gared n’eût pas manqué de dénoncer son cher collègue et eût pris sur lui de m’envoyer chez le négus, voyage que j’avais des raisons personnelles de ne pas désirer.


X

Le Sennaheit. — Ses visiteurs. — Le duc Ernest. — Beugou. — Arrivée à Keren.

Deux ou trois heures après Darotaï, j’étais engagé dans une vallée dont le fond est occupé par le Barka, et où sont les terres cultivables de Haggatz, appartenant aux Beit-Gabru. Ceux-ci étaient jadis une tribu puissante que divers malheurs ont réduite à une soixantaine de familles, et ils se sont fondus dans les Bogos auxquels ils ont apporté la propriété de leurs terres, ou, pour parler plus exactement, un droit légal de revendication. Le long plateau que je laissais à ma gauche leur a dû son nom de rora (plateau) des Beit-Gabru.

Je marchai ainsi jusqu’au pied de l’Acheleuko, qui dressait à ma droite sa corne sombre et nue : là le Barka tournait sur la droite et recevait de l’ouest un grand torrent qui me semblait descendre du Debra-Salé. Au confluent s’élève une colline fort pittoresque, détachée de la rora ; et le Barka, refoulé vers le pied de cette colline par les alluvions qui descendent de l’Acheleuko, l’a fouillée avec rage et y a creusé une muraille à pic d’un bel effet. Pendant que mes compagnons se reposaient à l’ombre d’un groupe d’arbres touffus, je grimpai à la colline pour relever les vallées voisines, et je constatai que cette butte fermait à la gorge un cirque fertile, encore couvert des chaumes gigantesques du dourra, vestiges de la moisson dernière. Ce cirque appartient aux Bogos, de même que la longue vallée de Beugou, où j’allais entrer. L’Acheleuko est un admirable observatoire pour ces pasteurs, dont les vedettes peuvent aisément discerner, même à travers ce pays assez boisé, tout goum de pillards en quête de bétail. Aussi les razzias ordinaires n’ont-elles guère lieu que par les nuits sans lune.

J’entrais ici dans le pays montagneux que les habitants appellent emphatiquement le Sennaheit, c’est-à--