Page:Le Tour du monde - 11.djvu/156

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series sur lesquelles il s’est peut-être trop étendu, a vu cet endroit sous un jour assez pessimiste. Massaoua n’est pas plus malsain que tout autre point de la basse mer Rouge, et est beaucoup moins ennuyeux, ce qui tient au voisinage des hautes terres et des pays de chasse. Un proverbe anglo-indien dit : « Pondichéry est un bain chaud, Aden une fournaise, Massaoua un enfer. » C’est un peu exagéré. Je soupçonne les agents consulaires, qui craignent les postes de la mer Rouge comme le feu, d’avoir chargé les couleurs et fait tort à ce pays, en admettant que la chose soit possible.

Contre les ardeurs d’un tel climat, j’avais une ressource précieuse : un divan carré, ouvrant par trois grandes fenêtres sur la mer qui baignait ma maison de trois côtés, et où j’ai passé voluptueusement de longues heures de sieste aux mois les plus chauds de l’année. Mon horizon, il est vrai, était peu varié : devant moi, les escarpements jaunes et nus de la pointe Gherar, l’entrée de la rade, le spectacle de quelque barque de Dahlak entrant chargée de moellons, sous sa lourde voilure de nattes ; sur la gauche, les trois étages bien marqués des montagnes d’Abyssinie et du Samhar, c’est-à-dire les rousses petites collines d’Arkiko et de Monkoullo, un peu au delà les montagnes de Wai-Negus moutonnant en masses d’un violet sombre, et enfin, tout au fond et dominant majestueusement la scène, la muraille nettement coupée du plateau abyssin, surmontée du dôme de Devra-Bizan et s’effaçant dans un bleu léger. J’avais là sous les yeux une page de Ritter, le chapitre sur les trois terrasses condensé dans un tableau magique.

Massaoua, vu de Moukoullo. — Dessin de Eug. Cicéri d’après un croquis de M. G. Lejean.

La première personne avec qui le hasard me mit en relation à Massaoua, fut un Européen, qui est mort quelques jours plus tard, et auquel je tiens d’autant plus à rendre une justice publique que son caractère a été passionnément travesti par des ennemis politiques ardents. M. Raffaële Barroni, pharmacien bolonais, établi comme négociant à Massaoua, avait été chargé par le consul anglais, M. Plowden, à Gondar, de gérer l’agence britannique de Massaoua, et avec cette délégation presque privée, à peine reconnu et fort mal appuyé du gouvernement anglais, il était parvenu à force de courage, de patience et de ruse à faire respecter le pavillon anglais dans ce port où il n’apparaissait pas une fois tous les cinq ans. Il prit sa gérance très au sérieux, ce dont quelques écrivains français lui ont injustement fait un crime : mais en 1856, le vice-consul de France lui ayant, en quittant ce poste, laissé la gérance pendant un an, il s’en acquitta avec un zèle dont j’ai été à même de me rendre compte. Une question sur laquelle il ne transigeait jamais, c’était la traite des esclaves. Il avait entrepris la tâche presque folle de lutter contre les habitudes invétérées du pays, favorisées activement par l’autorité turque : il y réussit. Il avait sa police mieux faite que celle du pacha : dès qu’une caravane était arrivée dans le Samhar, il savait combien d’esclaves elle avait, et à la tête d’un petit corps de domestiques bien armés, il allait à la rencontre des délinquants, leur enlevait de gré ou de force leur gibier humain (les enfants surtout), et assurait la liberté à venir de ces malheureux. La haine que lui portaient les musulmans de l’île, les marchands d’esclaves surtout, était inouïe : plusieurs fois, surtout à l’époque du massacre de Djedda, sa vie fut menacée, aussi ses précautions étaient-elles prises. Contre la haine des coquins coalisés, M. Barroni avait adopté des mesures efficaces. Il s’était construit une maison étroite, carrée, dominant parfaitement la ville, et il habitait un premier étage auquel on n’arrivait que par un escalier en bois fort roide. À la première alarme, il pouvait jeter bas son escalier, et de ses croisées, canarder les deux tiers de la ville. Placé entre la mer et une petite place à laquelle aboutissaient diverses rues, il n’avait aucune surprise à craindre. Il avait deux ou trois fusils à éléphants et un canon toujours chargé jusqu’à la gueule.

Ce canon avait son histoire. L’importation des armes de guerre étant prohibée à Massaoua, il avait fallu recourir à la ruse et introduire l’engin en contrebande dans un baril de goudron. Les porteurs du baril ployaient sous le faix, si bien qu’un douanier fit la remarque que c’était bien lourd pour du goudron.

« C’est du goudron français, répondit Barroni imper-