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que les Turcs s’en emparèrent et y placèrent une garnison de janissaires et un pacha. Le pacha fut rappelé et remplacé par un pouvoir local, les Naïbs d’Arkiko : les janissaires s’ennuyant là, épousèrent les filles des Belaou et il en résulta une aristocratie mixte qui conserva ce dernier nom et forma à Massaoua quelque chose comme le corps des Koulouglis de l’ancienne Algérie. Après bien des vicissitudes, la Porte se trouva, vers 1846, purement et simplement maîtresse à Massaoua, et y entretint une série de gouverneurs qui n’eurent guère que deux points communs : friponnerie cynique et haine enragée contre les chrétiens et surtout les Européens.

La France avait créé en 1841 un poste consulaire à Massaoua : le titulaire de ce poste, M. Degoutin, était un agent persévérant et capable, qui se trouva dès l’abord en lutte avec le kaïmakan par le fait même de sa présence dans l’île. Règle générale, en Orient, un pacha est comme un proconsul de l’ancienne Rome, un satrape pour qui un poste politique n’est qu’un moyen de prélever sur tout le monde des impôts illicites. Une place aux appointements fixes de cinquante bourses (six mille deux cent cinquante francs) rapporte très-bien cinquante mille francs de casuel. Les Européens ne se prêtent pas à de pareilles exigences, et s’avisent parfois de les dénoncer lors même qu’elles s’exercent contre des indigènes : ce sont donc toujours des gêneurs dont il faut se débarrasser comme on peut.

M. Degoutin voulait se faire bâtir une maison, non pas dans l’île, c’eût été alors une prétention inouïe, mais sur la terre ferme, à Monkoullo. Le kaïmakan n’osa pas l’en empêcher de force, mais il fit savoir aux ouvriers indigènes que tous ceux qui travailleraient pour le Français recevraient d’amples bastonnades, et M. Degoutin dut se faire maçon, charpentier et bâtir manibus suis sa demeure d’été. Le procédé d’intimidation avait si bien réussi, qu’il fut employé tout récemment contre la mission (à ce que m’a assuré M. Delmonte) à l’occasion de travaux de charpente et de menuiserie.

Sous les successeurs de M. Degoutin, ce fut bien autre chose. Les kaïmakans ne réussissant pas à empêcher à Monkoullo cinq ou six Européens de suivre l’exemple donné par notre compatriote, crurent les gêner considérablement, en ordonnant aux indigènes de ce bourg de porter leurs habitations à six ou sept cents mètres plus loin. Voilà ce qu’est la propriété et l’inviolabilité du domicile dans ces colonies éloignées de la Porte. On ne comprendra jamais à quel point l’administration, utile et protectrice dans les sociétés bien constituées, est vexatoire et malfaisante dans l’Orient musulman, là, où le plus souvent, on se gouvernerait parfaitement sans elle.

Un type de haute fantaisie, c’était Ibrahim-Pacha, kaïmakan de Massaoua en 1854. Toujours plongé dans les vapeurs du hachich, il vivait dans une sorte de roman perpétuel de conquêtes immenses dans le centre de l’Afrique, et écrivait à Constantinople des rapports où il déclarait avoir étendu les domaines du sultan jusque vers les montagnes de la Lune. En attendant il n’était même pas maître de la banlieue au delà de Monkoullo : les Belaou d’Arkiko, à qui il avait demandé le tribut, avaient fièrement répondu : « Nous avons jusqu’ici prélevé des tributs, nous n’en avons jamais donné. » Repoussé de ce côté, il avait mis un impôt sur les Bédouins qui apportaient leurs denrées à la ville ; ils s’étaient abstenus d’y paraître deux jours de suite, et Massaoua ayant failli périr de soif, il avait fallu rapporter le malencontreux édit.

À la suite de nombreuses vexations commises au détriment des Européens, Ibrahim fut cassé, et son successeur arriva à Massaoua, porteur du firman de révocation. C’était, je crois, en 1855. Ibrahim sembla recevoir le coup avec une grande résignation, accueillit poliment son remplaçant, rentra dans son harem et s’enferma dans un cabinet où il resta si longtemps qu’un jeune page intrigué entrouvrit la porte : il vit un homme pendu au plancher. Effrayé, il donna l’alarme, on accourut, on fit prévenir les agents consulaires de France et d’Angleterre, qui vinrent constater la mort. Ibrahim s’était pendu avec le cordon de son sabre, après avoir mis ordre à ses affaires avec une singulière liberté d’esprit.

Cette leçon a porté fruit, et depuis Ibrahim, les gouverneurs de l’île ont montré à nos agents plus de courtoisie, sinon plus de sympathie réelle. Le dernier gouverneur, Pertew-Effendi[1], était un Turc rouméliote, gracieux de formes, qui se montra personnellement très-disposé à m’être agréable, mais passionné en toute chose qui regardait le pouvoir politique de la Porte dans ces régions mal connues. Je ne pouvais lui en vouloir de ce chauvinisme, moi qui en avais un tout aussi passionné en ce qui regardait les intérêts que je représentais. Pertew avait débuté par des vers turcs, fort médiocres comme tous les vers turcs, et il paraît que la-bas les vers mènent rapidement à l’administration et à la diplomatie. Je n’ai jamais vu d’homme plus ingénument doué des petits travers vaniteux qui constituent le bas-bleu, car il y a des bas-bleus dans le sexe fort, même sous une épaisse barbe noire comme celle de mon ami Pertew. « Il y a en Turquie, disait-il, trois hommes d’État capables de sauver la Porte qui croule : Fuad, X. et MOI. » Il tenait fort, pour me montrer à quel point il était civilisé, à intercaler des mots français dans sa conversation : ainsi en me parlant des Abyssins qu’il accusait de foi punique (joli reproche venant d’un préfet turc) : Hinàk mafich honneur, Monsiou : honneur mafî ! » (Ils n’ont pas d’honneur, monsieur, ils n’en ont pas !)

Massaoua offre peu d’attraits au touriste ; mais il peut s’en dédommager en allant faire quelques excursions dans les environs. Je lorgnais souvent une très-belle montagne qui domine Massaoua et sert de loin aux navires à reconnaître la position de ce port ; c’est

  1. Pertew, dont la robuste constitution était très-compromise quand je l’ai vu l’an dernier, a quitté Massaoua il y a six mois, probablement pour n’y plus revenir.