Page:Le Tour du monde - 11.djvu/169

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rose, frais, et le chef ceint d’une couronne de cheveux blancs.

En nous apercevant, il ne put retenir un cri de surprise ; puis, comme nous nous étions arrêtés, il fit trois pas à notre rencontre et nous ouvrit paternellement ses bras dans lesquels nous nous précipitâmes à tour de rôle.

« Ah ! pauvres enfants, nous dit-il, j’ai appris que vous aviez bien souffert ; mais ici, près de moi, vous ne souffrirez plus. »

Trop émus ou trop essoufflés pour répondre, nous nous contentâmes de serrer d’un air pénétré les mains du beau vieillard, qui n’était autre que le P. Manuel José Plaza, préfet apostolique des Missions de l’Ucayali et prieur du couvent de Sarayacu.

Joueurs d’instruments.

Durant cet échange de civilités affectueuses, les femmes et les enfants qui nous suivaient s’étaient rapprochés de nous et nous examinaient bouche béante. Déjà quelques mains s’attachaient à nos vêtements pour en palper l’étoffe, quand le révérend Plaza, qui surprit cette manœuvre indiscrète, étendit sa main vers le groupe : Fuera de aqui — hors d’ici — dit-il simplement. À ce geste et à ces paroles, femmes et enfants sautèrent à dix pas en arrière, comme si un fer rouge les eût touchés. Admirable discipline ! pensai-je à part moi.

Cependant le digne prieur nous avait introduits dans la pièce d’entrée, vaste salle percée de quatre baies sans vantaux par où les vents du ciel pouvaient entrer et sortir librement. En un instant tous les habitants et les commensaux du couvent y furent réunis. Chacun d’eux eut à cœur de nous présenter ses devoirs.

Nous eûmes à répondre au majordome en titre, à la cuisinière et à son époux le fendeur de bûches, à la blanchisseuse, au charpentier de la Mission donnant le bras à sa moitié la couturière, braves gens qui nous regardaient d’un air aussi étonné que si nous fussions tombés de la lune. Mais sous leur étonnement provoqué d’ailleurs par l’excentricité de notre allure et le piteux état de notre mise, nous devinions un intérêt et une sympathie réels pour nos personnes. De quelque côté que se portassent nos regards, nous n’apercevions que des yeux humides et des bouches qu’un franc sourire agrandissait jusqu’aux oreilles.

Après force questions sur les lieux que nous avions visités et les dangers que nous avions courus, questions auxquelles le capitaine de frégate et son lieutenant satisfirent d’un air modeste et de façon à donner d’eux une bonne opinion, nous fûmes conduits par ordre du prieur dans une grande cellule dont les murs récemment passés à la chaux étaient d’une propreté scrupuleuse. Cette pièce était meublée d’une table longue, assemblage de planches posées sur deux tréteaux et d’un fauteuil taillé à coups de hache dans le tronc d’un mahogani par le charpentier de Sarayacu. Une claie posée sur huit pieux fichés en terre et qui occupait toute une paroi de la cellule nous parut destinée à servir, selon l’heure, de divan ou de lit. Le majordome, petit homme obséquieux, souriant, jeune encore, mais déjà plus ridé qu’une fraise de veau, mit incontinent à notre disposition, un rasoir ébréché, des ciseaux, du savon noir dans une assiette, une cruche d’eau et une terrine. Restés seuls, nous fermâmes la porte de la cellule et commençâmes à préparer la métamorphose de nos individus en attendant que l’arrivée des bagages nous permît de la compléter.

Nos ablutions étaient finies et nos barbes convenablement alignées, quand les néophytes envoyés sur la plage en rapportèrent nos bagages. Parmi les divers objets que j’avais sauvés des naufrages se trouvaient quelques mouchoirs de cotonnade, primitivement destinés aux sauvages, mais que dans le triste état de ma garde robe je consacrai à mon usage personnel. Le capitaine de frégate à qui je montrai ces mouchoirs s’éprit si fort de l’un d’eux, à fond bleu et blanc, bariolé de tulipes rouges, que je le lui donnai pour qu’il s’en fît une cravate. Le lieutenant en reçut un aussi, mais noir et jonquille et quelque peu déteint. À l’exemple de son patron il le mit à son cou et y fit un nœud triomphant. Ainsi cravatés, ces messieurs n’eurent plus qu’à boutonner très-haut leur spencer ou leur veste pour des raisons qu’il est facile d’apprécier ; puis, cela fait, ils complétèrent leur toilette en se donnant un coup de peigne.

Comme j’étais en train de les complimenter sur leur